Agya Rinpoche (ICT)

Témoignage - mars 2000

jeudi 16 mars 2000 par Webmestre

Témoignage livré le 16 mars 2000 à Los Angeles par Agya Rinpoche, lors de l’audience sur la liberté religieuse en Chine organisée par la Commission de la liberté religieuse dans le monde (Commission on International Religious Freedom).

"C’est pour moi un grand honneur de répondre aujourd’hui à votre demande d’information sur la liberté religieuse en Chine. Depuis que j’ai quitté le Tibet et que je vis aux États-unis, c’est la première fois que je parle publiquement de ce qui se passe au Tibet sous l’autorité chinoise. Cette déclaration écrite est plus détaillée que ma déclaration publique.

Je m’appelle Agya Lousang Tubten Juimai Gyatso. Je suis le supérieur du monastère de Kumbum, un des plus importants monastères du Tibet. En plus de cette charge, j’ai également assumé plusieurs fonctions politiques au niveau central et provincial. Avant de fuir le Tibet, en 1998, j’étais notamment membre du comité de l’Assemblée politique consultative du peuple de Chine (Chinese People’s Political Consultative Conference), Vice-Président de l’Assemblée politique consultative du peuple de Qinghai (Qinghai People’s Political Consultative Conference), Vice-Président de l’Association bouddhiste de Chine (Chinese Buddhist Association), Président de l’association bouddhiste de Qinghai (Qinghai Buddhist Association), Vice-Président de la Ligue des jeunes gens de Chine (Chinese Young Men’s League), et Vice-Président de la Ligue des jeunes gens de Qinghai (Qinghai Young Men’s League). Je devais être nommé à de plus hautes fonctions politiques lorsque je suis parti.

J’aimerais vous expliquer pourquoi j’ai dû quitter le Tibet.
Je commencerai par vous expliquer comment je suis devenu le supérieur du monastère de Kumbum. Alors que j’étais encore un très jeune enfant et que je vivais avec ma famille dans notre tribu de pasteurs mongols, j’ai été reconnu comme la réincarnation d’un lama très vénéré de la lignée des Gélugpas, ou des Bonnets jaunes, du bouddhisme tibétain. C’est à cette lignée qu’appartiennent Sa Sainteté le Dalaï Lama et le Panchen Lama. Le monastère de Kumbum, vieux de plus de quatre cent ans, est le lieu de naissance du fondateur de la lignée des Gelugpas. Le supérieur occupe une place très importante dans la hiérarchie du bouddhisme tibétain et le monastère était à la fois vaste et renommé. Je suis la vingt-et-unième réincarnation du premier supérieur du monastère de Kumbum.

À la mort de mon prédécesseur, des recherches furent entreprises pour trouver sa réincarnation. Après avoir été reconnu, je fus amené au monastère. Je devais en principe y mener une vie d’études et me préparer à mon rôle d’important chef spirituel du bouddhisme tibétain. Cependant, vers ma huitième année, alors que je n’étais qu’un petit étudiant du monastère, des événements m’écartèrent de la voie qui m’avait été tracée.

En 1949, prétendant que le Tibet faisait partie de la Chine, le gouvernement chinois entreprit une campagne de "libération" du Tibet. Cette prétendue "révolution pacifique" fut en fait relativement pacifique jusqu’en 1958. Cependant, avec la mise en oeuvre de la soi-disant "réforme démocratique" en 1958, tout changea.

Tous les monastères furent fermés, leurs trésors pillés et détruits. Des lamas et chefs spirituels de haut rang furent emprisonnés et parfois torturés. Des moines furent forcés de se marier et de mener des "vies productives". L’oppression militaire s’étendit et s’intensifia. Au Tibet, dans la province de Qinghai, où se trouve le monastère de Kumbum, des pasteurs, des femmes et des enfants innocents furent massacrés. Les membres de la tribu à laquelle appartient ma famille, dont le nombre atteignait plusieurs milliers, furent chassés de leurs terres ancestrales à la pointe des fusils et forcés de parcourir à pied des centaines de kilomètres, jusqu’à des zones éloignées et arides. Nombreux sont ceux qui moururent de faim. Des centaines de milliers de Tibétains périrent des conséquences directes de cette politique. Parmi eux figurent mon père et d’autres membres de ma famille. L’année suivante, cette "révolution pacifique" se propagea au Tibet central et notre chef spirituel, le Dalaï Lama, fut contraint de fuir notre pays. Depuis lors, il vit en exil en Inde.

Un jour de 1958, tous les moines du monastère de Kumbum furent convoqués à une réunion. Des cadres chinois et des membres de l’Armée populaire de libération menacèrent les moines avec des fusils et des cordes. Ils commencèrent à crier et à échauffer les Chinois qui s’étaient rassemblés en foule. Environ 500 moines furent arrêtés sur-le-champ. Le même jour, mon professeur et toutes les personnes qui se trouvaient dans ma résidence, dont le régisseur, furent arrêtés. Ma résidence devint la "cantine publique no 1". Les biens du monastère appartenaient à la communauté bouddhiste du Tibet mais ils furent confisqués par les communistes chinois. Je fus expulsé du monastère et forcé de me débrouiller seul. A huit ans, j’étais censé subvenir moi-même entièrement à mes besoins. Heureusement, un vieux moine de notre monastère me recueillit.

En tant que jeune supérieur de cet important monastère, je devins le plus jeune "objet de réforme". Je fus contraint d’aller à l’école chinoise locale. Mon habit de moine, qui avait été consacré, était devenu illégal. Il fut découpé et transformé en uniforme d’élève. Cette séparation si abrupte du monde du monastère et la dureté du traitement que je subissais m’effrayaient beaucoup.

Je sais maintenant que durant cette période d’oppression qui a duré plusieurs années, le nombre de monastères passa de plus de 600 à moins de 10 dans la seule province de Qinghai. La faim, la famine et la mort régnaient partout. Au début des années ’60, la violence de la répression s’atténua pour un temps et je pus m’adonner à des études religieuses. Mais, en 1966, durant la Révolution culturelle de Mao Zedong, la culture tibétaine fut complètement réprimée en Chine et au Tibet. Pratiquement tous les monastères restants furent démolis, les textes sacrés furent brûlés et nos objets de culte détruits. Les moines furent contraints de vivre en laïcs, de se marier et d’enfreindre leurs voeux de chasteté. Durant cette période, de quatorze à trente ans, je fus forcé de travailler dans les fermes proches de Kumbum, dans des conditions très éprouvantes. Comme d’autres moines, je dus commettre des actes contraires à mes aspirations et prononcer des paroles contraires à mes convictions.

Heureusement, la situation s’améliora après 1980. Malgré l’absence de véritable liberté religieuse, la brutalité envers notre peuple s’atténua. Pour la première fois depuis la fuite du Dalaï Lama, un groupe de représentants du gouvernement en exil de Sa Sainteté fut autorisé à venir au Tibet en visite officielle. Le Panchen Lama et de nombreux prisonniers furent libérés, certains monastères furent de nouveau ouverts et quelques moines purent reprendre leur pratique religieuse. Notre monastère reçut du gouvernement des fonds considérables pour des rénovations. Au Tibet comme dans le reste du monde, les Tibétains étaient soulagés et espéraient une amélioration de la situation. Je me réjouissais de ces changements, tout en étant très conscient du contrôle que les Chinois continuaient d’exercer sur moi, comme sur l’ensemble des monastères et des pratiques religieuses.

Ces dernières années, la mise en oeuvre de la politique chinoise en matière de religion dans certaines régions du Tibet ravive les craintes que notre pays ne connaisse de nouveau les jours sombres de la Révolution culturelle. Ainsi, depuis 1998, la loi oblige notre monastère à enseigner le socialisme. En conséquence, des responsables chinois résident dans notre monastère et imposent aux moines des études politiques. Bien plus grave, nous étions contraints de dénoncer Sa Sainteté le Dalaï Lama. J’étais tenu d’orchestrer ce mouvement de dénonciation dans tout le monastère. C’était extrêmement difficile car la critique de notre chef spirituel constitue pour nous un péché. Lorsque de telles mesures furent mises en place, je sus que je ne pouvais plus être un chef spirituel sincère pour les moines de notre monastère. Si j’obéissais aux Chinois pour préserver mon monastère, je ne pouvais plus être fidèle aux croyances sur lesquelles était fondé le monastère.

J’aimerais souligner ici un aspect très important de la politique en matière de liberté religieuse en Chine. Il existe en effet en Chine une constitution selon laquelle chacun a le droit de choisir sa religion. Cependant, il n’existe absolument aucune loi qui protège cette soi-disant liberté religieuse, alors que des lois ont été adoptées pour garantir des droits constitutionnels. En l’absence de loi, les responsables de l’élaboration des politiques peuvent donc imposer leur diktat. Et lorsque les libertés religieuses sont durement réprimées, il n’y a pas d’appel possible. Ces responsables sont comme des renards à qui l’on confierait la garde du poulailler. Parfois, certaines pratiques sont permises. Puis, à la suite d’un changement de politique, ces mêmes pratiques sont interdites et punissables sans le moindre recours possible. Ce climat d’incertitude, très difficile à vivre, a été l’un des facteurs qui m’a contraint à quitter mon pays. Je souhaite ardemment que la Chine adopte, en matière de religion, une loi qui soit conforme à la constitution.

Le conflit que je vivais s’aggrava en 1989, après le décès du Panchen Lama, lorsque commencèrent les recherches en vue de trouver sa réincarnation. Dans le bouddhisme tibétain, le Panchen Lama est la deuxième personnalité en importance, après le Dalaï Lama. Tous les Tibétains attendaient impatiemment que soit reconnu le successeur du Panchen Lama. Nous espérions que celui-ci aurait les mêmes qualités que son prédécesseur. Vigoureux défenseur de notre religion, il avait son franc parler avec le gouvernement chinois. Je faisais partie du "comité" formé par le gouvernement chinois pour rechercher sa réincarnation. Selon notre tradition, la réincarnation du Panchen Lama est toujours confirmée par le Dalaï Lama et celle du Dalaï Lama par le Panchen Lama. Jaya Rinpoche, le professeur du défunt Panchen Lama, demanda au gouvernement chinois l’autorisation de participer à la recherche. Il demanda également que le groupe chargé de la recherche soit autorisé à consulter le Dalaï Lama afin que la reconnaissance de la nouvelle réincarnation s’effectue selon les voeux du peuple tibétain. Le gouvernement déclara accéder à toutes les demandes de Jaya Rinpoche et un comité fut mis sur pied. Mais les années passaient et le gouvernement n’agissait pas. Or, le comité devait se soumettre aux directives du gouvernement car c’était un comité du gouvernement et non un comité religieux. Après le décès de Jaya Rinpoche, la direction du comité fut confiée à Chadrel Rinpoche, supérieur du monastère de Tashi Lhumpo, près de Lhassa.

En 1995, le comité de recherche reçut l’ordre de se rendre immédiatement à Pékin pour débattre d’une grave accusation :­ le gouvernement prétendait en effet qu’un des membres du comité, Chadrel Rinpoche, avait trahi en consultant le Dalaï Lama pour le choix du nouveau Panchen Lama. Nous savions tous que le comité avait la permission de communiquer avec le Dalaï Lama. Cependant, nous avons dû critiquer unanimement Chadrel Rinpoche et appuyer son incarcération par le gouvernement. Nous avons également reçu l’ordre de dénoncer le candidat confirmé par le Dalaï Lama et d’en choisir un autre. A ce moment, ne pouvant plus me taire, je m’opposai à cette proposition et, dans une déclaration, demandai au gouvernement de libérer Chadrel Rinpoche et de maintenir le candidat reconnu par le Dalaï Lama. Je reçus alors des menaces et l’ordre de rentrer sans faire de bruit dans ma province et de démontrer ma loyauté envers le gouvernement chinois. Par la suite, tous les membres du comité, dont moi-même, reçurent l’ordre de se rendre à Lhassa pour la cérémonie de l’urne d’or, le gouvernement ayant en effet retenu cette méthode pour choisir la réincarnation du Panchen Lama. Je n’avais aucune envie d’y aller car je ne croyais pas à ce mode de sélection supervisé par le gouvernement chinois. Toutes les personnes intervenant dans la sélection, à quelque titre que ce soit, savaient que le choix de Gyaltsen (ou Gyaincain en chinois) Norbu avait été fixé d’avance par le gouvernement chinois. Au moment de cette cérémonie, j’étais malade et hospitalisé. Je fus contraint de quitter l’hôpital et de faire, contre ma volonté, une apparition à Lhassa. Je remis ensuite ma démission du comité, qui fut rejetée.

Si j’étais resté au Tibet, j’aurais été contraint de dénoncer le Dalaï Lama et ma religion, et de servir le gouvernement chinois. J’aurais dû aussi prendre part à des pratiques allant à l’encontre de ma religion et de mes croyances. En tant que supérieur du monastère de Kumbum, j’aurais été forcé d’aider le gouvernement à faire accepter son candidat par le peuple tibétain. Tout cela violait mes convictions les plus profondes. Je sus alors que je devais quitter mon pays. J’ai donc fini par suivre les conseils de mon professeur. Il m’avait dit en effet qu’après mon 50ème anniversaire, je devrais quitter la vie politique et me concentrer sur mes études religieuses. La seule façon pour moi de suivre ce conseil était de fuir le contrôle quasi total que les Chinois exerçaient sur moi.

En conclusion : enfant, je menais une vie solitaire car mes professeurs et mes assistants étaient emprisonnés et notre monastère fermé. Adolescent, j’étais obligé de travailler dans les champs et ne pouvais suivre ma vocation. Homme d’âge mûr, même avec le pouvoir et la situation que me conférait mon poste au gouvernement chinois, j’étais obligé de commettre des actes et de prononcer des paroles qui m’étaient insupportables. Je le fis pendant un certain temps car c’était, à mes yeux, la seule façon de servir mon peuple et de préserver notre tradition. Mais notre peuple souffre car il n’est pas véritablement libre de pratiquer sa religion et de conserver ses traditions. Dans ces conditions, rester m’était impossible. Le temps était venu pour moi de partir.

En raison des événements survenus dernièrement au Tibet, qui ont attiré l’attention internationale (ce dont témoigne l’article ci-joint du 2 mars 2000), je m’inquiète des conséquences possibles des déclarations que je fais ici en Amérique. Les autres moines et mes proches ne jouissent pas dans mon pays des droits et libertés qui existent aux États-unis.

Je souhaite bien sûr que le gouvernement chinois accorde une véritable liberté religieuse au Tibet. Je prie pour que Sa Sainteté le Dalaï Lama rentre dans notre pays, dans l’intérêt des Tibétains aussi bien que des Chinois. J’espère trouver les moyens d’aider mon pays à obtenir la liberté religieuse. Le témoignage que je livre aujourd’hui constitue ma première déclaration publique depuis mon départ du Tibet. J’ai accepté cette invitation car il est temps pour moi de faire la lumière sur ma propre histoire. Je peux ainsi commencer à aider mon peuple en utilisant les moyens dont je dispose ici, en Amérique.

Je vous remercie infiniment.

Traduction : Comité Canada Tibet.


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