Après sa fuite du Tibet, un disciple d’un Maître bouddhiste disparu témoigne

mercredi 24 juillet 2013 par Rédaction , Monique Dorizon

Tenzin Dawa (le nom a été changé), 36 ans, est un moine tibétain du monastère de Barmi dans la municipalité de Tsongru [1], dans le Comté de Dzoege. Ce comté a connu jusqu’à présent au moins sept manifestations par auto-immolation [2].

Tenzin Dawa est arrivé en Inde au début du mois de juillet 2013. C’est un ancien disciple de Gyen Kunchok Nyima, érudit bouddhiste et enseignant au monastère de Drepung, disparu depuis avril 2008, après son arrestation et sa condamnation à 20 ans de prison [3].

Tenzin Dawa dit qu’il y a beaucoup de disciples de Gyen Kunchok Nyima qui recherchent des informations sur le sort de leur professeur. Personne ne sait où l’érudit bouddhiste est emprisonné et s’il est vivant.
Dans son témoignage au TCHRD, Tenzin Dawa raconte la situation actuelle au Tibet en particulier dans sa ville natale de Dzoege où les autorités locales chinoises ont installé des espions dans chaque village pour surveiller les conversations et les activités des Tibétains, ceci dans un effort continu pour empêcher les auto-immolations et toute autre manifestation.
Le témoignage contient également des détails sur la manière utilisée par les autorités chinoises pour tenter de faire pression sur les Tibétains afin qu’ils signent une ordonnance officielle interdisant tout type d’activité visant à soutenir ou à sympathiser avec les manifestations par auto-immolation.

Le moine parle aussi de la mise en œuvre au monastère de Barmi en octobre 2012 d’une nouvelle politique en vertu de laquelle le gouvernement chinois paie désormais un salaire mensuel au personnel et aux enseignants du monastère, y compris à l’abbé et au maître de discipline (tib : gekyo). Le paiement mensuel est effectué à la stricte condition qu’aucun trouble politique ne soit autorisé dans le monastère et que les moines fassent serment de leur allégeance politique au Parti communiste chinois (PCC) et à l’État chinois. Bien qu’il n’existe pas d’information pour d’autres monastères qui suivraient la même pratique, il semble que ce soit un essai précurseur et "expérimental" d’un règlement adopté en décembre 2012 donnant au gouvernement chinois toute autorité et pouvoir pour nommer les professeurs de religion dans des monastères bouddhistes.

Le TCHRD présente ici un témoignage traduit et édité de Tenzin Dawa :

"Je suis devenu moine au monastère de Barmi à l’âge de 14 ans. Après des études pendant quelques années là-bas, je suis allé en pèlerinage, en faisant des prosternations tout au long du chemin vers Lhassa. Le voyage à Lhassa a demandé deux ans et deux mois. A Lhassa, nous avons offert des prières aux monastères de Sera, Drepung et Ganden [4], et avons passé environ trois mois devant le temple de Jokhang à faire des prosternations et des prières, puis nous sommes rentrés à Barmi.
En 2004, je faisais partie d’un groupe de 12 Tibétains fuyant le Tibet via Lhassa. Nous étions presque arrivés au Népal lorsque la police à la frontière chinoise nous a arrêtés près d’une montagne enneigée au Sharkhumbu. Nous avons été battus et emmenés à Dingri où des policiers chinois nous ont gardés.
Nous étions dans un centre de détention, battus et interrogés pendant de longues heures.
Après environ 15 jours, nous avons été emmenés dans un autre centre de détention à Shigatsé. Nous y avons été détenus pendant six mois et de nouveau interrogés. Ils ont notamment voulu savoir pourquoi je voulais quitter le Tibet.
Après des mois de détention et de coups, ils m’ont finalement libéré sans doute parce qu’ils n’ont rien trouvé comme charge ou doutes sur mes antécédents.
Après ma libération, je suis retourné à Lhassa où je suis resté pendant environ une année, au cours de laquelle j’ai participé à l’organisation de prières et de rituels au domicile des personnes. Mais je voulais continuer mes études et, par conséquent, je suis retourné au monastère de Barmi. J’ai vite réalisé que le monastère de Barmi manquait d’installations d’apprentissage adéquates pour des études supérieures. Cela m’a incité à rejoindre le grand monastère de Drepung à Lhassa.

Vers la fin de l’année 2006, je me suis rendu à Lhassa et j’ai rejoint Drepung en tant qu’étudiant non-régulier et j’ai continué mes études religieuses sous la direction du professeur Vénérable Konchok Nyima.
Le 10 mars 2008, j’ai pris part à une manifestation pacifique organisée par des moines à Drepung [5].
Alors que nous quittions le monastère et avancions vers la ville de Lhassa, un énorme contingent du Bureau de la sécurité publique (PSB) et de la Police populaire armée (PAP) a stoppé notre avancée. Après un certain temps, nous avons été obligés de retourner au monastère.
Peu après la manifestation, les autorités chinoises ont commencé à mettre davantage de restrictions sur les activités de Drepung. Le 17 mars 2008, j’ai été détenu, avec d’autres moines des provinces du Kham et de l’Amdo et remis aux agents du PSB de la ville de Nagormo, dans la province du Qinghai. Des membres et parents de nos familles ont été convoqués et ont reçu des ordres stricts afin qu’à l’avenir ils assument la responsabilité de toutes les erreurs politiques effectuées par leurs proches détenus ; ils ont également précisé quelles étaient les nombreuses restrictions sur nos mouvements et activités.
Après ma libération, les agents du PSB local ont continué de me harceler et ont rendu ma vie misérable. Je n’avais aucune sensation de liberté. Je vivais dans la peur constante de l’arrestation, de la torture et des années de prison.

En 2012, des CD audio contenant des discours de Sa Sainteté le Dalaï Lama, Son Éminence Kirti Rinpoché, Sikyong Lobsang Sangay ont été secrètement distribués dans certaines régions. Je suis également tombé par hasard sur certains de ces enregistrements. Un jour, j’ai entendu certains responsables du gouvernement chinois à la retraite discuter de la vague de protestations par auto-immolation s’étant produite en 2012. Ces cadres retraités critiquaient ces manifestations par auto-immolation et qualifiaient de "mauvaises" les actions de ces manifestants. Je n’ai pas pu contenir ma colère et je me suis ouvertement confronté à eux. La nouvelle de la querelle est parvenue à la police locale. Ce soir-là, j’ai été appelé pour un interrogatoire par le bureau du PSB du canton. Ils m’ont demandé pourquoi j’avais réagi contre l’opinion sur l’auto-immolation des fonctionnaires retraités. Ensuite, ils m’ont dit qu’ils avaient saisi des CD. Ils pensaient que j’étais responsable de la diffusion des CD, mais j’ai refusé de reconnaître les charges. On m’a demandé si j’avais entendu parler de Kirti Rinpoché demandant aux gens de s’immoler ou si je connaissais quelqu’un voulant s’immoler. Je savais qu’ils concoctaient des histoires sur Kirti Rinpoché afin de me provoquer. J’ai été prévenu que ce serait obligatoirement la prison si j’essayais de donner des nouvelles de l’extérieur à l’intérieur du Tibet.
Après plusieurs heures d’interrogatoire et d’intimidation, j’ai finalement été libéré.

Le 10 juillet 2012, j’ai quitté le monastère de Barmi et rejoint le monastère de Labrang Tashikyil [6] (province du Gansu) pour poursuivre mes études. En 2013, le 15e jour du Losar tibétain (Nouvel An), j’étais dans le village de Mengo à Dzoege. Mengo est situé sur une montagne et c’est le plus grand village parmi six autres de notre canton.
À l’époque, appliquant les décrets des autorités du comté, les fonctionnaires et les cadres du canton ont commencé à réunir les Tibétains de tous les villages. Lors de la réunion, les Tibétains se sont entendus dire que c’était un crime d’offrir n’importe quel type d’aide et de soutien à ceux qui manifestaient par auto-immolation et aux membres de leur famille. Les fonctionnaires ont déclaré que ces activités avaient été incitées par les séparatistes et elles étaient donc illégales. Ils ont dit que si quelqu’un violait l’ordre officiel, la peine minimale serait de deux ans de prison ou plus, en fonction de la gravité du crime.
Puis ils ont demandé aux Tibétains de mettre leurs empreintes digitales sur un papier afin de prouver leur engagement à ne pas soutenir l’auto-immolation. Ils ont dit que tous les autres villages à proximité avaient signé et que Mengo devrait suivre. Mais les habitants de Mengo ont refusé de signer et les fonctionnaires ont été forcés de partir. Plus tard, nous avons appris que les fonctionnaires avaient menti au sujet d’autres villages signataires de la lettre anti-immolation. Ils pensaient que si Mengo signait, alors les petits villages voisins feraient de même. Les autorités pensaient que l’acceptation de Mengo pourrait influencer d’autres villages. Cependant, le même jour, aux environs de minuit, les fonctionnaires sont revenus et ont encore demandé aux habitants de Mengo de signer l’ordre officiel, menaçant même de couper l’aide de l’État comme punition s’ils ne le faisaient pas. Mais les Tibétains de Mengo ont refusé de s’exécuter et ont dit aux fonctionnaires qu’ils ne signeraient pas, même si cela signifiait renoncer à l’aide sociale. Une fois de plus, les fonctionnaires sont partis sans avoir rempli leur mission.

Depuis octobre 2012, suivant la nouvelle politique, les autorités chinoises ont commencé à payer le salaire du personnel, y compris l’abbé et le maître de discipline du monastère de Barmi. Les autorités chinoises pensent qu’ils peuvent contrôler le monastère en versant des salaires, mais beaucoup savent que cela n’est fait que pour obtenir la loyauté politique au Parti communiste chinois. Les autorités choisissent toujours les dirigeants du monastère de Barmi pour prévenir tout incident politique.

Le 22 mai 2013, une réunion en présence des représentants de 13 Comtés, s’est tenue dans la municipalité de Kyangtsa [7]. Lors de la réunion, les responsables concernés ont reçu l’ordre d’anticiper les incidents d’auto-immolations dans chaque canton, et de prendre la responsabilité de tous les incidents ou activités politiques relevant de leur juridiction. Après la réunion, des espions ont été installés dans de nombreux villages, rendant difficiles les communications, même habituelles, ou les échanges entre Tibétains, alors que la suspicion et la méfiance empoisonnent leurs rencontres au jour le jour.

Le 23 mai 2013, frustré et déçu par la détérioration de la situation dans mon village, j’ai préparé une demande pour me rendre à Lhassa. La demande exige cinq signatures différentes et des timbres des bureaux du PSB du canton et du comté et des autorités compétentes. J’ai réussi à l’obtenir. A mon arrivée à la gare de Lhassa, la police ferroviaire a mis tous les Tibétains dans une pièce séparée [8]. Nous y avons passé environ quatre à cinq heures, alors que la police regardait le contenu de nos bagages, sacs à main, vêtements que nous portions et nous avons été fouillés au corps. Sans aucune raison, ils nous ont posé toutes sortes de questions.
L’épreuve de la gare terminée, j’ai finalement atteint la ville de Lhassa. Mais j’ai trouvé la ville pire qu’avant ; Lhassa était invivable à cause des fortes restrictions et la présence de la sécurité. Après avoir passé quelques jours à Lhassa, je suis parti secrètement pour le Népal via la ville frontalière de Dram [9], après avoir payé 20 000 yuans (2 500 euros environ) pour un guide. Le 8 juillet 2013, je suis arrivé à Dharamsala, en Inde".

Source : TCHRD, 20 juillet 2013.

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[1] Tsongru, ou Chong’er en chinois (orthographes tibétaine et chinoise non retrouvées) est une petite localité dépendant du Comté de Dzoege. Le monastère de Barmi est sans doute celui identifié comme Barmagongba, Pama Gompa, ou Bama Gompa sur la carte ci-dessous (passer la souris sur la carte pour mieux visualiser. Cliquer sur le logo rouge pour ouvrir dans une grande carte).
Localiser Tsongru (Chong"erxiang) sur cette carte.

Dzoege ou Zoigé (མཛོད་དགེ་ en tibétain, Ruò’ěrgài ou 若尔盖县 en chinois) est un district dépendant de la "Préfecture Autonome Tibétaine et Qiang" de Ngaba, dans la région tibétaine de l’Amdo, actuelle province chinoise du Sichuan.
Localiser Dzoege (Zoige) sur cette carte

[2] Voir l’article et la carte récapitulative des immolations.

[3] Voir cet article (en anglais) du TCHRD.

[4] Sera, Drepung et Ganden sont trois grands monastères près de Lhassa.
Localiser ces 3 monastères sur la carte des monastères de la région de Lhassa.

[5] Voir l’article "Manifestations et nombreuses arrestations à Lhassa", du 11/03/2008.

[6] Le monastère de Labrang Tashikhyel, l’un des plus célèbres monastères tibétains, est situé dans le Comté de Sangchu (བསང་ཆུ་ en tibétain), aujourd’hui nommé Xiahe Xian ou 拉卜楞寺 en chinois, et peut être localisé sur cette carte.

[7] Kyangtsa (འབྲིང་བ་ en tibétain, Jianzha ou 站哇乡 en chinois) est une localité au nord du Comté de Dzoege.
Localiser Kyangtsa (Zhanwaxiang) sur cette carte.

[8] Voir également l’article "Dans le train pour Lhassa, raconté par l’écrivaine Woeser", du 30/10/2012, expliquant ces tracas vécus par les Tibétains arrivant à Lhassa.

[9] Dram (འགྲམ en tibétain, Zhangmu ou 樟木镇 en chinois) est le point frontière, côté tibétain, entre le Tibet et le Népal sur la route Lhassa - Katmandou. Dram surplombe le village de Kodari et le hameau de Tatopani, point frontière côté népalais, de l’autre côté du "Pont de l’Amitié", limite entre les 2 pays.
Localiser Dram (Zhangmuzhen) sur cette carte.


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