Dossier "Pour préserver la paix dans le monde et en nous" - Septembre 2001

vendredi 21 septembre 2001

S’appuyant sur une expérience d’une quinzaine d’années de soutien à la lutte non violente du peuple tibétain, le CSPT souhaite partager sa réflexion avec les lecteurs de Tibet Info et mettre à leur disposition quelques textes de référence.

Nous vous invitons à faire connaître autour de vous ces documents et à insister dans vos actions sur l’exemplarité de la lutte non violente des Tibétains, qui prend un sens tout particulier dans la période actuelle.
Il serait paradoxal et choquant en effet que les défenseurs les plus résolus de la résistance à la haine et à la violence exprimés au Tibet par l’occupation et la colonisation chinoise soient victimes des calculs politiques de la Chine.
Ce pays, en effet, maintient un double langage, soutenant en apparence la lutte contre le terrorisme mais l’encourageant par certaines de ses attitudes sur le terrain (soutien et ventes d’armes aux "états voyous" un peu partout dans le monde : Pakistan, Corée du Nord, Birmanie.
Par ailleurs, la Chine, par son refus de la démocratie et de la négociation avec le Dalaï Lama, crée les conditions d’une violence qui, pour le moment, a su être évitée grâce à l’attitude pacifique des dirigeants tibétains.

Lettre du Dalaï Lama à G. Bush

Monsieur le Président,
Je suis profondément bouleversé par les attaques terroristes qui ont eu lieu impliquant quatre avions apparemment détournés, et l’immense dévastation que ceux-ci ont causé. Il s’agit d’une terrible tragédie, où tant de vies innocentes ont été perdues et il semble incroyable que quelqu’un puisse choisir de prendre pour cible le World Trade Center à New York, et le Pentagone à Washington DC. Nous sommes profondément affligés.
Au nom du peuple tibétain, je voudrais transmettre nos plus profondes condoléances et notre solidarité avec le peuple américain à cette heure douloureuse. Nos prières vont à tous ceux qui ont perdu la vie, à ceux qui ont été blessés, et à ceux encore plus nombreux qui ont été traumatisés par cet acte de violence insensé. Je participerai aujourd’hui à une prière spéciale pour les Etats-Unis et son peuple, dans notre temple principal.
Je suis persuadé que les Etats-Unis, en tant que grande et puissante nation, pourront surmonter cette tragédie. Le peuple américain a déjà su montrer son dynamisme, son courage et sa détermination lors de situations aussi difficiles et tristes.
"Cela peut sembler présomptueux de ma part, mais je crois qu’il faut bien réfléchir pour savoir si une action violente est la chose à faire et si elle sert l’intérêt de la nation et du peuple à long terme.
Je crois que la violence ne peut qu’augmenter le cycle de la violence. Mais comment réagir face à la haine et à la colère, qui sont souvent les causes premières d’une telle violence ? C’est une question difficile, surtout quand cela concerne une nation, et nous avons certaines conceptions sur la façon de traiter de telles attaques. Je suis sûr que vous saurez prendre la bonne décision".
Avec mes prières et mes meilleurs souhaits,
Le Dalai Lama,
Le 12 Septembre 2001, Dharamsala, Inde

Déclaration de L’ITSN

ITSN : Réseau International de Soutien au Tibet.
Ce réseau regroupe plusieurs dizaines de groupes de soutien au Tibet à travers le monde)

"Nous rejoignons Sa Sainteté le Dalaï Lama dans son appel au président Bush, pour qu’il évite de répondre à la violence par la violence. Nous souhaitons que cette campagne internationale contre le terrorisme atteigne son but sans de nouvelles pertes de vies humaines. Réfléchissant à ce que nous pouvons faire, tant comme associations que comme individus, nous pensons qu’une action simple mais importante peut être d’envoyer des copies de la lettre de Sa Sainteté à nos responsables politiques, religieux et communautaires. Nous pouvons insister auprès d’eux pour qu’ils se retiennent de la tentation d’entrer dans un cycle sans fin de haine et de destruction. Nous encourageons également tout le monde à participer aux offices inter religieux et aux activités du même type, en particulier à l’Appel Inter religieux du 27-28 octobre organisé par Richard Rosenkranz."

Pour cela, merci de faire connaître à redaction@tibet-info.net toute initiative que vous pourriez prendre, en précisant le lieu et la date où une telle célébration aura lieu. Svp indiquer comme sujet du mail : "Interfaith Call"

Le Réseau International encourage les groupes à poursuivre sans défaillance les campagnes qu’ils ont commencé à mener, notamment en faveur du Panchen Lama, ou concernant les J.O. de 2008 (en France, solidarité avec les prisonniers politiques : voir dossier de la CAPT) et conclut :
"Nous tenons à réaffirmer notre engagement vis à vis de la lutte non violente du peuple tibétain. Nous croyons que dans les circonstances actuelles, la lutte des Tibétains est plus importante que jamais et donne espoir au monde de voir un conflit résolu par le dialogue et la compassion. Nous rechercherons activement les moyens de montrer à l’opinion internationale combien le modèle tibétain est important dans le paysage dramatique tel qu’il est aujourd’hui et nous accueillerons toute contribution des membres de l’ITSN dans cette tâche".
ITSN, 18 sept. ’01

Déclaration de la Campagne Internationale pour le Tibet (I.C.T., Washington)

I.C.T. condamne les attaques terroristes du 11 sept. qui ont emporté des milliers de vies innocentes. Nous exprimons notre sympathie profonde aux familles des victimes aussi bien qu’à leurs amis et collègues. Le plus grand honneur que les Etats-Unis pourraient manifester à l’égard des victimes serait de s’engager dans un engagement sérieux en faveur de la justice et pour que la loi l’emporte sur la violence. Les acteurs de cette atrocité doivent comparaître devant les tribunaux mais les Etats-Unis ne doivent pas répliquer d’une manière qui apporterait de nouvelles souffrances à d’autres personnes innocentes. Nous pressons le gouvernement des Etats-Unis, dans les termes mêmes de Sa Sainteté le Dalaï Lama, de ne pas se laisser entraîner dans le cycle de la violence.
Notre plus grand triomphe en tant que peuple, en tant que pays, serait de convertir cette tragédie en un engagement durable de tous les peuples et de tous les pays à renoncer à la violence et à résoudre les conflits pacifiquement. Les Tibétains, et bien d’autres peuples, ont les yeux fixés sur les Etats-Unis. Nous devons également nous montrer vigilants pour ne pas associer le terrorisme avec quelque donnée ethnique, régionale ou religieuse que ce soit. D’ores et déjà les américains d’origine arabes sont confrontés à des représailles et à des discriminations. Le moment est venu pour les américains de montrer au monde qu’ils ne laisseront pas le terrorisme obscurcir leur jugement d’américains fraternels ou qu’il n’entraînera pas la disparition des libertés civiles durement conquises.
Nous nous inquiétons également de l’avantage que la Chine pourrait tirer de cette situation en se servant d’incidents violents extrêmement rares pour augmenter encore la répression à l’égard du mouvement non violent de résistance au Tibet.
Le gouvernement des Etats-Unis doit prendre garde à ce qu’une coalition anti-terroriste puisse être utilisée par certains pays pour supprimer une dissidence légitimée et non violente.
ICT demande à ses 80 000 membres de prendre part activement au soutien des victimes de cette tragédie et à affirmer à nouveau leur détermination à promouvoir la résolution pacifique des conflits internationaux.
I.C.T. , Washington

Le C.S.P.T. s’associe intégralement à cette déclaration, dont il a adressé le texte au Président J. Chirac et au Premier Ministre Lionel Jospin.
Il vous invite à reproduire ce texte et à le diffuser auprès de vos élus, associations, et groupes religieux.

Réponse d’un bouddhiste à la situation actuelle

UNE NOUVELLE GUERRE SAINTE CONTRE LE MAL ?
Une réaction bouddhiste

Comme la plupart des Américains, je m’efforce de digérer les événements de la semaine dernière. Il m’a fallu un moment pour me rendre compte à quel point beaucoup d’entre nous sont psychologiquement sonnés. En l’espace de quelques heures, notre monde a changé. Nous ne savons pas encore quels seront ces changements, mais les plus importants à long terme seront probablement psychologiques.
Les Américains ont toujours considéré les Etats-Unis comme un endroit spécial et exceptionnellement privilégié. Les Puritains considéraient la Nouvelle-Angleterre comme la Terre Promise. Selon Melville, "Nous, les Américains, sommes le peuple particulier, élu."
En de nombreux endroits du globe, le vingtième siècle a été particulièrement horrible, mais les Etats-Unis sur le continent américain avaient tellement été isolés de ces tragédies que nous en sommes venus à croire que nous en étions à l’abri — alors même que nous y avons souvent contribué.
Cette confiance vient d’être abruptement fracassée. Nous avons découvert que le monde sans frontières de la mondialisation ne nous offre plus aucun refuge contre la haine et la violence qui prédominent en de nombreux endroits du monde.
Chaque mort nous rappelle la nôtre propre, et une mort aussi soudaine et inattendue, à une échelle aussi immense fait qu’il est plus difficile de réprimer la conscience de notre propre mortalité. Notre obsession pour des choses telles que l’argent, la consommation, et les sports professionnels se révèle pour ce qu’elle est : indigne de toute l’attention que nous leur consacrons. Il y a quelque chose de précieux à apprendre ici, mais cette réalité nous met pourtant bien mal à l’aise. Nous n’aimons pas penser à la mort. Nous préférons habituellement être distraits.
Des propos de vengeance et de "ramenons les à l’âge de pierre sous les bombes" met une partie d’entre nous mal à l’aise, mais naturellement, nous voulons rendre les coups. Vendredi, (14 sept. 01) le président Bush a déclaré que les Etats-Unis étaient appelés à une nouvelle mission à l’échelle du globe "pour débarrasser le monde du mal", et samedi (15 sept. 01), il a dit que le gouvernement était déterminé à "débarrasser le monde de ceux qui font le mal". Notre terre de liberté a maintenant la responsabilité d’extirper le mal. Nous n’avons peut-être plus un "empire du mal" à battre, mais nous avons découvert un mal encore plus sinistre qui nécessitera une guerre totale, à long terme, pour le détruire.
S’il y a quelque chose de mauvais, c’est sûr que ces attaques terroristes l’étaient. Je partage ce sentiment, mais il me semble qu’il faut que nous regardions le vocabulaire de plus près. Lorsque Bush dit qu’il veut débarrasser le monde du mal, les alertes se déclenchent dans mon esprit, parce que c’est ce que Hitler et Staline voulaient faire, eux aussi.
Je ne défends aucun de ces malfaiteurs, j’explique seulement ce qu’ils tentaient de faire. C’était quoi le problème avec les Juifs, qu’il leur fallait une "solution finale" ? La terre pouvait être purifiée pour la race Aryenne seulement en exterminant les Juifs, cette vermine impure qui la contaminait.
Staline devait éliminer tous ces paysans russes aisés pour établir sa société idéale de fermes collectives. Tous deux tentaient de parfaire ce monde en éliminant ses impuretés. Le monde ne peut être rendu bon qu’en détruisant ses éléments mauvais.
Paradoxalement, donc, une des causes principales du mal en ce monde a résidé dans les tentatives des hommes pour éradiquer le mal.
Le Washington Post de Vendredi a cité Joshua Teitelbaum, un chercheur qui a étudié un malfaiteur plus contemporain : "Ousama ben Laden voit le monde en des termes très contrastés, en noir et blanc. Pour lui, les Etats-Unis représentent les forces du mal qui portent la corruption et la domination au sein du monde islamique".
Quelle est la différence entre la conception de ben Laden et celle de Bush ? Elles sont en opposition de miroir. Ce que ben Laden voit comme un bien - un Jihad islamique contre un impérialisme impie et matérialiste - Bush le voit comme un mal. Ce que Bush voit comme un bien - l’Amérique défenderesse de la liberté - ben Laden le voit comme un mal. Ce sont deux versions différentes de la même guerre-sainte-entre-le-bien-et-le-mal.
Comprenez-moi bien. Je ne les mets pas ici sur le même pied, au plan moral, pas plus que je ne tente d’aucune manière d’excuser les horribles événements de ce mardi. Pourtant, vu d’une perspective bouddhiste, il y a quelque chose de très dangereusement illusoire à voir les deux parties en images-miroir. Il faut que nous comprenions comment cette façon de penser en noir-et-blanc induit en illusion non seulement les terroristes islamiques, mais nous aussi, et amène en conséquence encore plus de souffrance dans le monde.
Ce dualisme du bien-contre-le-mal est attirant parce que c’est une façon simple de voir le monde.
Et elle est très familière à la plupart d’entre. Bien qu’elle ne soit pas spécifique aux religions abrahamiques - Judaïsme, Christianisme et Islam- elle leur est particulièrement importante. C’est là une des raisons pour laquelle les conflits entre elles ont toujours été si difficiles à résoudre de façon pacifique : leurs adhérents tendent à identifier leur propre religion avec le Bien et à démoniser les autres comme étant le Mal.
(Au plan historique, le dualisme semble tirer son origine de la religion perse de Zoroastre (Zarathoustra) qui voyait ce monde comme le champ de bataille d’une guerre cosmique entre le Bien et le Mal, et prévoyait une victoire apocalyptique des forces du Bien à la fin des temps. Les Juifs ont probablement absorbé ce concept lors de la captivité à Babylone, et autant le Christianisme que l’Islam leur ont repris ce dualisme).
Il est difficile de tendre l’autre joue lorsque nous considérons le monde à travers ces lunettes, parce ça rationalise le principe opposé : oeil pour oeil, dent pour dent. Si le monde est un champ de bataille pour les forces du Bien et celles du Mal, le Mal qui est dans le monde doit être combattu par tous les moyens.
La sécularisation de l’Occident moderne n’a pas éliminé cette tendance. D’une certaine manière, elle l’a intensifié, parce que nous ne pouvons plus nous fier à une solution surnaturelle. Nous ne dépendons plus que de nous-mêmes pour amener la victoire finale du Bien sur le Mal - tout comme Hitler et Staline ont tenté de le faire. Ce qui est moins clair, c’est quelle aide Ben Laden et Bush attendent de la part de Dieu.
Pourquoi est-ce que j’insiste sur le dualisme ? Le problème avec cette façon de comprendre les conflits, c’est qu’elle tend à exclure la pensée, parce que c’est trop simpliste. Ça nous empêche de chercher plus loin, d’essayer de découvrir les causes. Une fois qu’on a identifié quelque chose comme étant mauvais, il n’y a plus besoin de l’expliquer ; il n’est que le temps de mettre toutes ses énergies à le combattre. C’est là que le Bouddhisme a une contribution importante à apporter.
Le Bouddhisme met l’accent sur les trois racines du mal, connues aussi comme les Trois Poisons : Avidité, Mauvaise Volonté, et Illusion. Les religions abrahamiques insistent sur le combat entre le Bien et le Mal parce que pour elles, la question fondamentale repose sur notre volonté : de quel côté sommes-nous ? Par contraste, le Bouddhisme insiste sur l’ignorance et l’éveil parce que la question fondamentale repose sur notre connaissance de soi : comprenons-nous réellement ce qui nous motive ?
Selon le Bouddhisme, tout effet possède son réseau de causes et de conditions. C’est la loi du Karma. Une façon simple de résumer l’essence des enseignements bouddhistes, c’est que nous souffrons, faisons souffrir les autres, et cela à cause de l’avidité, de la mauvaise volonté et de l’illusion. Le Karma implique que lorsque nos actions sont motivées par ces racines du Mal, leur conséquences négatives tendent à faire un retour de bâton sur nous. La solution bouddhiste à la souffrance comprend une transformation de notre avidité en générosité, de notre mauvaise volonté en bonté aimante, et de nos illusions en sagesse.
Qu’est-ce que ces enseignements bouddhistes impliquent pour la situation dans laquelle nous sommes à cette heure ? Ce qui suit provient du communiqué du 19 septembre de la Buddhist Peace Fellowship (Société bouddhiste pour la Paix) :
"Les Nations nient la causalité en mettant le blâme sur les autres, terroristes, états "voyous" et ainsi de suite. En désignant un ennemi, nous court-circuitons l’introspection nécessaire pour voir notre propre responsabilité karmique dans les actes terribles qui nous ont touchés.
Tant que nous ne reconnaîtrons notre responsabilité dans leurs causes, dans ce cas précis, le Moyen-Orient, la violence de la semaine dernière n’aura pas plus de sens qu’un tremblement de terre ou un cyclone, à part qu’à cause de son origine humaine, elle nous oriente vers la colère et la vengeance."
Nous ne pouvons pas nous contenter de nous focaliser sur la seconde racine du Mal, la haine et la violence qui viennent d’être dirigées sur les Etats-Unis. Les trois racines sont entremêlées. La mauvaise volonté ne peut être séparée de l’avidité et de l’illusion. Cela requiert que nous demandions : pourquoi y a-t-il tant de gens, particulièrement au Moyen-Orient, qui nous haïssent tant ? Qu’avons-nous fait pour encourager cette haine ? Les Américains voient l’Amérique comme la défenderesse de la liberté et de la justice, mais il semble bien que ce n’est pas là la façon dont on nous perçoit là-bas. Sont-ils simplement mal informés, ou bien est-ce nous qui sommes mal informés ?
"Est-ce qu’il y a quelqu’un pour croire que nous pouvons envoyer le USS New Jersey balancer des obus gros comme une Volkswagen sur des villages libanais — Reagan, 1983 — ou lâcher des ’bombes intelligentes’ sur des civils réfugiés dans un abri de Bhagdad — Bush, 1991 — ou lancer des missiles de croisière sur une usine pharmaceutique soudanaise — Clinton, 1999 — et ne pas recevoir, un jour, la monnaie de notre pièce ?" (Micah Sifry)
En particulier, quelle est la part de notre politique étrangère au Moyen-Orient qui est motivée par notre amour de la liberté et de la démocratie, et celle qui a été motivée par notre besoin - notre avidité- pour son pétrole ? Si notre première priorité a été de nous assurer de nos fournitures pétrolières, ne serait-ce pas que notre économie basée sur le pétrole est une des causes de l’attaque de la semaine dernière ?
Finalement, les enseignements bouddhistes suggèrent que nous considérions le rôle de l’illusion dans la création de cette situation. L’illusion a un sens particulier dans le Bouddhisme. L’illusion fondamentale, c’est notre sentiment de séparation d’avec le monde "dans" lequel nous sommes, y inclus les autres. Tant que nous nous sentons séparés des autres, nous sommes davantage enclins à les manipuler pour obtenir ce que nous désirons. Ceci entraîne naturellement du ressentiment - autant de la part des autres, qui n’apprécient pas d’être utilisés, que de l’intérieur de nous-mêmes lorsque nous n’obtenons pas ce que nous désirons... Ceci est-il également vrai au plan collectif ?
L’illusion devient sagesse lorsque nous nous rendons compte que "personne n’est une île". Nous sommes interdépendants parce que nous faisons tous partie de chacun des autres, facettes différentes du même joyau que nous appelons la terre. Ce monde n’est pas une collection d’objets, mais une communauté de sujets. Cette interdépendance signifie que nous ne pouvons rejeter la responsabilité pour notre prochain. Ceci est vrai non seulement des résidents de la pointe sud de Manhattan, qui s’unissent à présent en réaction à cette catastrophe, mais pour tous les habitants de la terre, quelle que soit l’illusion dans laquelle ils baignent. Oui, y compris les terroristes qui ont commis ces actes de haine et ceux qui les ont commandités.
Qu’on me comprenne bien. Les responsables de ces attaques doivent être pris et traînés en justice.
C’est notre responsabilité envers tous ceux qui ont souffert, et aussi envers tous les terroristes plein de haine qui sont plongés dans l’illusion et que nous devons arrêter. Si d’une quelconque façon nous voulons mettre un terme à ce cycle de la haine et de la violence, il faut que nous comprenions que notre responsabilité est bien plus grande que cela.
Comprendre notre interdépendance et responsabilité mutuelle envers notre prochain implique quelque chose en plus. Lorsque nous tentons de vivre cette interdépendance, on l’appelle amour. L’amour est bien plus qu’un sentiment, c’est une façon d’être dans le monde. Dans le Bouddhisme, nous parlons essentiellement de compassion, de générosité et de bonté aimante, mais tout cela reflète cette façon d’être. On se moque souvent de cet amour comme étant faible et inefficace, et pourtant il peut être très puissant, ainsi que l’a montré Gandhi. Et il inclut une profonde sagesse sur la façon dont le cycle de la haine et de la violence fonctionne et comment on peut mettre un terme à ce cycle. Oeil pour oeil fait que le monde entier est aveugle, mais il y a une alternative. Il y a vingt-cinq siècles, le Bouddha a dit :

"Il m’a abusé, il m’a battu, il m’a défait, il m’a volé" - pour ceux qui nourrissent de telles pensées, la haine ne cessera jamais.
"Il m’a abusé, il m’a battu, il m’a défait, il m’a volé" - pour ceux qui ne nourrissent pas de telles pensées, la haine prendra fin.

En ce monde, la haine n’est jamais apaisée par la haine ;
la haine est toujours apaisée par l’amour.
C’est là une loi sans âge. (Dhammapada, 3-5)

Evidemment, cette intuition de transformation n’est pas spécifique au Bouddhisme. Après tout, ce n’est pas le Bouddha qui nous a laissé l’image de tendre l’autre joue. Dans toutes les religions abrahamiques, la tradition d’une guerre sainte entre le bien et le mal existe en parallèle avec cette "loi sans âge" à propos du pouvoir de l’amour. Ceci ne signifie pas que toutes les religions du monde ont mis l’accent sur cette loi au même degré. En fait, je me demande si cela ne serait pas une façon de mesurer la maturité d’une religion ou du moins la persistance de sa pertinence pour nous aujourd’hui : à quel point la vérité libératrice de cette loi est reconnue et encouragée. Je ne connais pas assez l’islam pour comparer, mais dans les cas du Bouddhisme et du Christianisme, par exemple, c’est chaque fois que cette vérité a été mise de côté que ces deux religions ont été le plus subverties par les dirigeants séculiers et la ferveur nationaliste.
Alors, où est-ce que ça nous mène aujourd’hui ? Nous nous trouvons à un tournant. Un désir de vengeance et de représailles violentes est en train de monter, attisé par un chef de gouvernement pris à sa propre rhétorique de guerre sainte pour purifier le monde du Mal. Je vous en prie, considérez ceci : la phrase qui précède décrit-elle Ben Laden ou bien le président Bush ?
Si nous suivons la voie de la violence à grande échelle, la guerre sainte de Ben Laden et la guerre sainte de Bush deviendront les deux faces d’une même guerre.
Personne ne peut prévoir les conséquences d’une telle guerre. Elles sont susceptibles de s’envoler hors de tout contrôle et acquérir une vie propre. Cependant, un des effets dégrisants est clairement impliqués par la "loi sans âge" : des représailles massives par les Etats-Unis au Moyen-Orient engendreront une nouvelle génération de terroristes suicidaires, pressés de prendre part à cette guerre sainte.
Mais la violence à grande échelle n’est pas l’unique possibilité. Si ces temps de crise nous encouragent à voir au travers de la rhétorique de guerre pour exterminer le mal, et si nous nous mettons à comprendre les racines entrelacées de ce mal, y compris nos propres responsabilités, alors peut-être quelque chose de bien pourra-t-il sortir de cette tragique catastrophe.

David R. Loy
loy@shonan.bunkyo.ac.jp
18 Septembre 2001

Traduction : M. Proulx

Comment pratiquer la non violence

La non-violence apparaît souvent comme une des qualités que l’on prête naturellement au Bouddhisme. Ceci est parfaitement justifié. Est-ce à dire que la non-violence soit un des buts ou une pratique essentielle du Bouddhisme ? La réponse est plus délicate. Pour utiliser une image très orientale, on pourrait dire que le Bouddhisme est non-violent comme la mer est mouillée ; c’est dans sa nature ! Evidemment, nous ne sommes guère plus avancés pour autant.
Si l’on veut s’approcher d’un peu plus près des raisons qui, au sein du Bouddhisme, conduisent à bannir l’usage de la violence, il faut commencer par évacuer une confusion autour du mot sanscrit ahimsa, qui désigne une attitude, un principe de vie largement répandu dans l’Inde pré-bouddhiste et traduit un peu sommairement par "non-violence". Etymologiquement le a privatif s’applique à la notion de nuisance, de blessure ou d’interruption portée par la racine himsa. On peut donc bien sûr rapprocher le sens du mot ahimsa de celui, originel, du terme non-violence. Ceci est moins pertinent si on limite le concept de non violence à une méthode de lutte politique visant à obtenir tel ou tel résultat ou à résoudre un conflit sans l’usage de la force ouverte. Intégré au vocabulaire bouddhique, l’ahimsa engage en effet très largement dans l’abstention de toute intention de nuire à autrui et à soi-même, fut-ce en intention ou en parole. Ainsi le mensonge, la calomnie ou la manipulation (la propagande) constituent des actes négatifs tout aussi préjudiciables, parfois plus, qu’une empoignade ou qu’une fessée.
De surcroît, cette non-nuisance ne se limite pas aux humains. Elle englobe tous les êtres sensibles (animaux), leur environnement terrestre et l’espace même. "Rien, comme le souligne John Snelling, n’est placé hors de la sphère de notre responsabilité morale". La notion d’ahimsa induit donc celle d’un comportement "juste", que les bouddhistes appellent "le Noble Sentier Octuple" car il se compose de huit préceptes à respecter : la compréhension juste et la pensée juste, qui constituent la sagesse (prajna), la parole juste, l’action juste et les moyens d’existence justes, qui constituent la moralité (sila), l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste, qui constituent la méditation (dhyana)
L’ahimsa bouddhique doit donc être renvoyée à un processus d’ensemble, tourné vers la compréhension de la nature ultime des choses et de notre propre esprit. Cette quête a pour point de départ la prise en compte d’un symptôme révélateur, en ce qui nous concerne, doukkha, la souffrance.
C’est aussi le point de départ de l’enseignement du Bouddha.
Ce que nous savons, légende incluse, de l’histoire indienne du Bouddha Shakyamouni nous montre un être humain qui, malgré une éducation très préservée des maux de ce monde, et peut être à cause d’elle, ne se résout pas à accepter sans réagir le choc ressenti face à la révélation de la souffrance, de la naissance, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Ce qui est identifié comme souffrance doit bien avoir une cause ? Il la recherche. Et la trouve, dans cette ignorance qui nous fait nous attacher à des formes illusoires, à des phénomènes conditionnés, générateurs de plaisirs provisoires et de douleurs durables.
La croyance en un soi permanent, cet ego qui nous est si cher, est l’une de ces illusions les plus "coûteuses", qui nous entraîne dans la répétition ad infinitum de nos aventures prévisibles, le samsara, cycle des existences conditionnées. Pourquoi ne pas chercher à s’en libérer ?
Déconstruire les idées reçues, dissiper les voiles, les à-peu-près, les répétitions flemmardes et conformistes : le programme est en définitive assez proche de celui d’un chercheur scientifique. Voila le grand dessein du Bouddha. Il s’attelle à le réaliser, au prix de longues réflexions et d’un pari fou : "je ne sortirai de ma méditation qu’une fois la solution trouvée !"
Cet ordre du monde, des poisons et des vertus qui l’habitent, la nature de l’esprit qui nous permet de percevoir et de modifier notre être au monde, la méthode à suivre pour parvenir à l’Eveil - ainsi nomme-t-il ce grand choc révolutionnaire dont nous possédons tous le potentiel - tout cela lui apparaît, dans la lumière, comme une formidable découverte, intuitive et raisonnée.
Il serait trop long de décrire dans son ensemble l’architecture de cette découverte et la multitude de ses projections. Arrêtons nous sur ces facteurs obscurcissants, les Kleshas, au nombre de 84 000 selon la tradition, qui ralentissent, perturbent notre chemin vers l’Eveil en nous noyant sous des émotions négatives, elles-mêmes génératrices d’actes dont nous sommes comptables (on entend par là aussi bien les pensées que les paroles et les actions), ce fameux Karma.
Si le désir-attachement est ainsi à la source de bien des comportements nuisibles à nous-mêmes comme aux autres (indigestions ou assassinats !), il est un autre poison encore plus grotesque dans son expression et qui peut nous mener aux pires des actes - donner la mort ou torturer - il s’agit de la haine inspiratrice de la colère. Bien entendu, elle découle tout droit de cette illusion de l’ego, et de sa protection qui justifie tout. Il est ainsi dit qu’un seul instant de colère haineuse peut anéantir une vie entière d’actions généreuses !
Mais que l’on se rassure, à chaque poison il existe son antidote. Ici l’antidote principal sera de s’exercer à la pratique de la patience.

Avant d’aller plus loin, une précision .En tant que corpus historique, daté, le bouddhisme ne pouvait échapper à l’évolution des mentalités, aux interprétations, à la constitution d’écoles de pensées et de pratiques. Chacune tisse à sa manière, selon ses textes, sa voie d’approche de l’Eveil.
Plutôt que de les considérer comme contradictoires, il est enrichissant de les regarder comme complémentaires, par l’accent que chacun donne à des pratiques essentielles.

Le Théravada, chemin des Anciens, dit aussi celui des bouddhas - pour - soi privilégie la pratique du non attachement et de la morale (sila). Comment mieux les pratiquer qu’au sein de la communauté monastique, respectueuse d’une stricte discipline -, le Vinaya, composé de plus de 270 voeux ou engagements. La non violence y est "ritualisée" par la règle, avec la mendicité quotidienne, la récitation des soutras et plus généralement l’abstention de tous les gestes "mondains" susceptibles d’entacher la pureté du futur arhat. Accusées parfois de cléricalisme - les moines faisaient la paix pendant que les laïcs faisaient la guerre - d’être indifférents à la "souffrance sociale", voire aux injustices, c’est pourtant du sein des écoles théravadines que sont nés les courants contestataires et engagés comme L’INEB dont la figure de proue est le Thaïlandais Sulak Siravasta.
Né au tournant de notre ère - est-il, dans sa gestation, antérieur au Christ ? - le Mahayana, qui se baptise lui même grand véhicule met au centre de sa pratique l’union de la sagesse et de la compassion, incarnée par la démarche exemplaire d’un personnage qu’il s’agit de faire naître en nous, le bodhisattva, héros de l’éveil, qui conditionne sa propre libération à celle de tous les êtres.
Enfin, du Mahayana est issu le Vajrayana, véhicule de diamant, qui se propose d’utiliser toutes les énergies, toutes les forces de la réalité relative, mais en les transcendant, en les "retournant" pour obtenir la libération de tous les êtres. Si les pratiques tantriques secrètes, qualifiées parfois de "magiques", sont réservées à des personnages particulièrement évolués,
Le véhicule des tantras se distingue plutôt des autres véhicules par l’empreinte forte que lui a donné son implantation au Tibet. Ainsi son riche symbolisme, ses rituels transmettent-ils le message visuel, à travers les "divinités courroucées" qu’il est possible et même nécessaire de transformer ses peurs et ses névroses en instrument de paix. L’image de Manjoushri, le "doux glorieux" brandissant une épée affilée ne doit pas convertir les adeptes à l’usage des armes de combat. Destiné à trancher le voile de l’ignorance, ce sabre nous rappelle que se détacher de l’illusion, donc de la souffrance, exige force, détermination et parfois la capacité d’affronter une certaine douleur. D’autres méditations ritualisées, comme celle de l’offrande du corps aux esprits avides, nous font explorer avec beaucoup de réalisme la compassion agissante, unie à la sagesse.
Pour ce qui nous occupe, à savoir l’entraînement à une pratique permanente de la non violence, dans la vie de tous les jours, nous nous référerons plus volontiers aux enseignements du Mahayana., en soulignant toutefois la base commune aux trois véhicules. Cette communauté se traduit par exemple dans la méditation de Samatha / Vipassana, c’est-à-dire le travail régulier et constant pour générer l’esprit calme, neuf, pur et transparent qui, "comme à travers l’eau au repos", peut exercer sa claire vision.

Illustré par le personnage du bodhisattva, la pratique mahayaniste de la non violence fait partie intégrante de ce que l’on appelle "la production de l’esprit d’Eveil". De quoi s’agit-il ? D’entamer une révolution assez radicale, puisqu’elle doit conduire à se détacher progressivement de l’essentiel de nos idées reçues, concernant notamment notre propre personne et dans le même temps de se mettre en permanence au service du bonheur de tous les êtres. Un bonheur qui ne se limite pas à ses aspects matériels, sociaux ou politiques, quoiqu’il en tienne compte, mais qui réside essentiellement dans un épanouissement spirituel. Il ne s’agit pas non plus de la promesse d’un "paradis" à venir (quoique cette notion puisse exister dans certaines écoles, comme l’Amidisme, qui s’en remet au "sauveur" Amithaba) mais d’une expérience immédiate. Cet "entraînement", qui se trouve fort bien décrit dans l’ouvrage de Shantideva "vivre en héros pour l’éveil" va s’appuyer essentiellement sur l’apprentissage des quatre vertus dites "incommensurables" que sont l’amour, la compassion, la joie et l’équanimité. L’équanimité, c’est-à-dire l’égalité d’esprit qui permet de se défaire de l’excès de croyance en une opinion et d’exercer un contrôle naturel sur nos émotions peut, dans une certaine mesure être comparée à une non violence de l’esprit. Pour en donner un exemple, face à la souffrance (de soi même ou d’un autre), s’abandonner à l’indignation risque d’être tout à fait inefficace. Un peu comme un médecin qui se mettrait en colère ou fondrait en larmes devant une rougeole. Il en est de même avec les personnes : considérer un adversaire comme son ennemi, le haïr ’à mort’, c’est s’engager dans une voie sans issue. Il faut donc apprendre à ’inverser la vapeur’ ; nous verrons que c’est l’objet d’exercices très concrets comme la pratique de tonglen, donner et recevoir.
’Mode d’emploi’ des quatre incommensurables, les six ’vertus transcendantes’ vont être en quelque sorte des guide pratiques pour les différentes situation de notre vie. Le mot sanscrit qui les désigne est paramitas. Para signifie "autre rive", au-delà de, et mita indique le sujet en mouvement. Ce sont donc en réalité des activités transcendantes qui permettent d’aller au delà. On les dit transcendantes parce qu’apprendre, méditer ou appliquer les paramitas c’est "être" paramita, faire un, arriver à une spontanéité impersonnelle, qui transcende tout impératif moral ou religieux, qui ne relève d’aucun commandement, pur fruit du moment présent, pure expression de Karuna, le coeur noble (ou le coeur courageux), mot qui désigne également la compassion.
Les paramitas sont au nombre de six ; la générosité qui s’exprime par le don (dana), l’éthique / discipline (sila), la patience (khsanti), l’énergie / diligence (virya), la concentration (dhyana) et la sagesse (prajna). La sixième, la sagesse concentre et inspire les cinq autres. Chacune pourrait donner lieu à de longs développements.
Ainsi dana comprends, bien sûr, le don matériel, qui peut inclure le don de sa propre vie, de son propre corps, mais elle comprend aussi le don spirituel. Donner l’enseignement, transmettre le Dharma (enseignement) ne peut cependant prétendre à l’efficacité que si l’on a soi-même reçu la transmission, fait l’expérience, obtenu la apacité, comme on peut l’exiger de tout pédagogue.
Enfin, troisième forme de don, celui de la non peur, qui consiste à donner un refuge matériel et moral à ceux qui n’en ont pas, à leur transmettre le peu de la sécurité ou du courage que l’on a pu acquérir. Cela inclut de venir en aide aux animaux qui souffrent, de les nourrir, de protéger leur vie. Mais, comme nous le mentionnions plus haut, la paramita qui a sans doute la plus grande pertinence en matière de pratique de la non violence est celle qui s’intitule Kshanti, la patience. Il faut l’entendre dans ses différentes dimensions.
Antidote à la haine et à la colère, elle mobilise l’endurance équanime. Ce qui veut dire la capacité de supporter les misères que l’on nous fait, les insultes, les médisances, voire les coups, sans entretenir d’esprit de vengeance. Mais en conservant à l’esprit son calme et sa liberté, nous nous mettons également en position de saisir l’intelligence d’une situation, d’évoluer en quelque sorte parmi les lignes de défenses de l’adversaire, de comprendre profondément les raisons qui le poussent à se comporter ainsi.
Le but n’est pas, alors d’en profiter pour l’écraser, le faire souffrir, mais au contraire d’intervenir pour le soulager de sa souffrance, à l’origine de son comportement agressif. On voit l’ampleur du chemin à parcourir ! C’est pourquoi Kshanti va devoir s’appuyer sur Virya, le courage, l’énergie diligente, qui nous aide à renforcer notre motivation. Elle-même se revigore en pratiquant dhyana, la concentration, rappel de l’impertinence, du lâcher-prise, de la lucidité.
Si ce programme, dans sa radicalité, peut paraître encore un peu abstrait, il ne faut pas oublier que chaque tradition, chaque école du bouddhisme a su développer, en fonction de son contexte culturel, des exercices spécifiques permettant de le mettre en oeuvre. Ainsi la pratique de tonglen, donner et recevoir, favorise-t-elle, dans le bouddhisme tibétain, cet entraînement à la patience et à la bienveillance.
Cela commence très simplement par une attention, courante dans toutes les méditations, à sa propre respiration. Mais ici, on va en inverser, symboliquement, le sens ordinaire. Inspirer, ce n’est pas prendre le bon air mais au contraire recevoir en soi pollutions, impuretés, malheurs. Expirer en revanche, c’est restituer un air nettoyé, limpide, parfumé.
Plus généralement tonglen propose de partager et d’offrir tout ce qui est bon et de garder pour soi la plus grosse part possible de ce qui ne va pas, de ce qui est pénible à supporter. Mais comme il ne s’agit surtout pas de sombrer dans le masochisme ou la délectation morose, on ne se chargera que progressivement, au fur et a mesure du développement de notre coeur et de notre courage, à la manière d’un haltérophile qui augmente gramme après gramme les poids qu’il soulève.

Les exercices, qui en aucun cas ne doivent tourner au fantasme ou à l’obsession, vont nous conduire de plus en plus près de situations réelles, donner du corps à l’entraînement.
Ce sont des scènes de la vie quotidienne, avec la peine qu’elles nous inspirent, que nous allons avaler à grandes goulées.
Surtout ne pas fuir, ne pas se planquer. Au début, c’est la souffrance d’un parent, d’un ami que nous allons intérioriser. Ensuite nous étendrons notre sympathie à des gens que nous ne connaissons pas, des gens vus dans la rue ou à la télévision. Puis on ira encore un peu plus loin.
Son ennemi, celui ou celle qui représente jusqu’à la caricature ce qui nous répulse ou ce qui nous effraie, on va essayer de faire tonglen en sa compagnie. En inspirant à la fois nos peurs et les siennes, nous allons tenter de les absorber. Cela sera peut être insupportable au début, alors en expirant on s’emploiera, par nos offrandes, à les amadouer. Puis on recommence, générant à chaque fois un peu plus de bien être, un peu plus de paix.
La respiration a ceci de particulier qu’elle nous oblige à ne pas prolonger un état ou l’autre et nous contraint à pratiquer l’alternance entre la souffrance dont on se charge et le lâcher prise que l’on offre. Si tonglen requiert au départ une attention privilégiée, un moment spécifique dans notre vie débordante d’activité, il n’est pas impossible, par la suite de s’entraîner à tonglen dans toutes les circonstances de notre vie. Ouvrir la fenêtre et voir le temps qu’il fait, en faire l’offrande, si le soleil brille et que nous l’apprécions, c’est tonglen ; jeûner, avaler un sandwich ou faire un repas gastronomique, c’est tonglen.
C’est en définitive dans notre rapport sain, bienveillant, clairvoyant et heureux avec le reste du monde que tonglen prend tout son sens.
Il est clair que si nous sommes devenus aptes a supporter une certaine douleur, émotionnelle aussi bien que physique, et en échange à trouver vraiment de la joie, une joie sensible mais sereine à pratiquer la bienveillance, alors nous sommes évidemment capables de pratiquer ahimsa, l’altruisme non violent d’une manière naturelle.
L’ensemble de ces entraînements sont décrits dans de nombreux classiques du bouddhisme mahayana, comme le Bhodisattvacharyatvatara de Shantidéva, déjà cité, mais aussi "les trente sept pratiques du bodhisattva" ou les "cinquante et un slogans" d’Atisha.
Mais attention, la simple lecture ne suffit pas !
D’ailleurs, sans l’aide d’un instructeur compétent, ces guides risquent de paraître aussi ennuyeux et abstraits qu’un manuel d’instruction militaire décrivant le parcours du combattant. Aucun intérêt !
Le bouddhisme en effet ressemble à de l’eau tiède si l’on se limite à le considérer comme l’exposé d’une philosophie ou d’une religion. Il devient en revanche un formidable terrain d’aventure, dés qu’on en fait une pratique, contrôlée par la méditation, l’étude et l’abisheka, la transmission. N’en est-il pas de même de la paix et de la non violence ?
C’est quand on s’y engage, quand on plonge dedans, que les aspects un peu ternes, gentillets voire gnangnans sous lesquels on les considère volontiers s’évanouissent.

Une culture de la paix et de la non violence ne se crée ni ne s’acquiert en un jour. Le bouddhisme, s’il a réussi, dans son ensemble, à maintenir les éléments d’une telle culture et à les régénérer périodiquement, à connu lui aussi ses échecs et ses faces obscures, ses régimes tyranniques, ses collabos, ses moines habiles à justifier des massacres.
Le message demeure néanmoins et comme le conte la parabole ci dessous, si "être la paix" peut parfois arrêter la guerre, il arrive également que l’on (le Bouddha lui même !) y échoue.
Faut-il pour autant renoncer à garder en soi et à générer l’esprit de paix ?
Pour un bouddhiste en effet l’ahimsa, répétons-le, n’est pas seulement une méthode que l’on utilise ou un chemin que l’on expérimente.
C’est également et surtout un état que l’on obtient, que l’on pratique et que l’on partage.

Source : Alternatives Non Violentes, n° 111, été 1999.

Lectures :
Shantideva : vivre en héros pour l’éveil (Seuil)
Chögyam Tungpa : l’entraînement de l’esprit (Seuil)
Dainin Katagiri : retour au silence (Seuil)
Patrul Rinpoche : le chemin de la grande perfection( Padmakara)

Etre la paix

"Quand le peuple des Shakya se rendit compte que le roi de Maghada s’apprêtait à l’attaquer il demanda au Bouddha de s’interposer, ce que le Bouddha accepta .Bien qu’il fût rompu au maniement des armes et expert en arts martiaux, il ne combattit pas. Il tenta au contraire de négocier avec la roi par divers moyens. Mais il y avait dans l’entourage du roi un homme qui l’exhortait sans cesse à attaquer et à détruire le clan des Shakya. Aussi le roi ne pouvait-il entendre le Bouddha ; son esprit était embrasé. Il finit par donner l’ordre d’attaquer.
Etant prévenu que le roi et son armée arrivaient, le bouddha Shakyamouni s’assit en méditation sous un arbre mort, au bord de la route menant à Kapilavatthu. Quand il arriva, à la tête de son armée, le roi aperçut le Bouddha sous l’arbre mort. Il faisait très chaud, aussi ne comprit-il pas pourquoi le Bouddha avait choisi un arbre mort plutôt qu’un arbre aux vertes frondaisons, comme l’aurait fait tout un chacun. "Pourquoi êtes vous assis sous un arbre mort ? "demanda le roi. Le Bouddha répondit calmement" je ressens la fraîcheur, même sous cet arbre mort, parce que cet arbre pousse à côté de mon pays natal". Le roi eut le coeur profondément touché et le message qu’exprimait l’action du Bouddha l’impressionna tant qu’il ne pût aller plus loin. Au lieu d’attaquer, il retourna dans son pays. Mais le conseiller du roi ne cessait de l’exhorter à l’attaque et obtint finalement gain de cause. Cette fois , hélas, le Bouddha n’eut pas le temps de réagir ; il se leva simplement et assista sans mot dire à la destruction de son pays et de son peuple."
Cet épisode de la vie du Bouddha (Jataka), cité par D. Katagiri dans "retour au silence" (Seuil, I993) montre d’une part qu’ETRE la paix est de loin le meilleur moyen de défendre la paix, mieux que tout combat, mieux que toute parole. D’autre part, lorsque nul n’accepte la paix, il faut accepter de donner refuge à la paix en nous même. Garder la paix lorsque tous la refusent, ce n’est pas de la faiblesse, mais le moyen réaliste d’en conserver l’étincelle dans le seul endroit disponible, nous-mêmes, avec la détermination maintenue de la communiquer aux autres.

La résistance Tibétaine et la non violence

L’adoption d’une stratégie non violente par les dirigeants temporels du Tibet, ou du moins les efforts accomplis dans ce sens, ne datent pas d’hier. Extrêmement aptes aux arts de la guerre, les tribus qui peuplent depuis des millénaires le Haut Plateau ont longtemps fait régner la terreur parmi leurs voisins. Plus ou moins fédérées autour de dynasties royales installées dans la vallée du Yarlung, elles ont constitué jusqu’à l’an mille un véritable empire dont le pouvoir s’étendait sur de larges parties de la Chine et dans de vastes régions de l’Asie Centrale. La "pacification des esprits" par la prédication des maîtres bouddhistes ne fût donc pas une mince affaire et l’on peut se demander jusqu’à quel point elle s’est réellement fait sentir dans la vie sociale de ce grand ensemble ethno-culturel. L’histoire néanmoins nous montre quelques attitudes constantes de la part des gouvernements tibétains au cours de ce deuxième millénaire, telles que le fait de ne pas "chercher noise" à ses voisins et de tenter assez systématiquement de résoudre par la négociation ce qui ne devait plus l’être par la guerre. Ainsi face aux armées mongoles qui envahissent le Tibet au milieu du XIII° siècle, la réponse habile sera la mise en place d’un traité politique original et sans guère d’équivalent. Baptisé chö-yon, ou "maître spirituel-bienfaiteur" ce contrat stipule une répartition des tâches spécifiques sans prévalence d’une autorité sur l’autre. Les Khan mongoles, puis leurs successeurs chinois, s’engageaient par cet accord, non seulement à respecter, mais encore à protéger les croyances religieuses des Tibétains. Mieux, ils décidaient d’accueillir favorablement les enseignements des maîtres bouddhistes et d’en intégrer les leçons dans le domaine politique. En revanche le pouvoir tibétain confiait librement à ces monarques le soin de veiller à la sécurité de son territoire et de le conseiller en matière de représentation extérieure.
Fondée sur des institutions plus ou moins stables et avec de très nombreux aléas qu’il serait trop long de retracer ici, cette entente s’est néanmoins maintenue grâce à la relation "intuitu personae" qui unissait empereurs de Chine et Dalaï Lamas du Tibet. La chute de la dynastie mandchoue des Qing au début du XX° siècle et son remplacement par une république laïque à dominante han devait non seulement mettre un terme à cette alliance mais dégrader considérablement les relations sino-tibétaines, déjà considérablement mises à mal par l’expédition britannique de 1904 et la honteuse tentative d’invasion chinoise de 1910. Toujours est-il qu’en 1913 le XIII° Dalaï Lama affirme l’indépendance pleine et entière de son pays dans une déclaration, modèle du genre, qui s’ouvrait par un vibrant hommage à la paix entre les peuples et au respect mutuel. Coté chinois en revanche, la république revendique sans limitation l’héritage impérial, sans en accepter les termes complets. De la relation politico-spirituelle, la Chine ne prétendait garder que la relation politique et transformer ainsi le Tibet en un protectorat dépourvu de toute souveraineté. En 1914 le pouvoir central refusera de signer l’accord de Simla, reconnaissant l’existence d’un "Tibet extérieur" souverain, accord concocté par la Grande-Bretagne et les puissances impliquées. Les choses en restent là tandis que les "seigneurs de la guerre" et les généraux du Kuomingtang se taillent des fiefs dans les deux provinces orientales de l’Amdo (rebaptisé Qinghaï) et le Kham.
L’arrivée des communistes au pouvoir en 1949 fournira l’argument idéologique aux héritiers de la politique impériale : c’est au prétexte de "libérer les Tibétains du féodalisme" que l’Armée Populaire de Libération envahit le Tibet à l’aube de 1950. Le Dalaï Lama, qui n’a pas encore atteint sa majorité doit, dans ce contexte, gérer la résistance de son peuple. On peut, en gros, distinguer trois étapes. D’abord une tentative de conciliation avec l’accord en 17 points refusé puis accepté, garantissant l’autonomie du Tibet, suivi du voyage en Chine du Dalaï Lama et de sa rencontre avec Mao. Très vite pourtant la pression exercée par l’armée chinoise, les exactions systématiques, les exécutions de religieux, la destruction des monastères et la colonisation pousseront les habitants des provinces orientales qui depuis le début du siècle s’étaient déjà rudement frottés aux Chinois, à rentrer en rébellion ouverte et à s’engager dans une véritable guerre de libération. Nous sommes en pleine guerre froide et les Etats-Unis n’hésitent pas à apporter une aide en formation et en matériel aux guérilleros. Toutefois le Dalaï Lama qui protège sa vie en partant s’exiler en Inde (selon une tradition maintes fois répétée) ne prendra pas la tête de cette révolte violente. Même s’il en comprend les motifs, il ne peut en accepter les méthodes et le fait savoir clairement : la résistance ne peut être que non violente. Mais comment peut-on résister par la non violence à un adversaire cynique et supérieur en termes de réserve de population, qui n’hésite pas à noyer sous le nombre un Tibet nomade et relativement sous peuplé ? C’est précisément la question que se posent aujourd’hui un certain nombre de jeunes Tibétains dont les parents ont suivi le Dalaï Lama dans son exil indien ou qui l’ont rejoint plus récemment.
Peut-on dire pour autant qu’aucune résistance ne soit possible au sein même du Tibet sans le recours à la violence ? Absolument pas. Ainsi existe-t-il au Tibet une "résistance identitaire" forte, fondée sur la non acceptation des standards idéologiques, culturels, économiques prônés par les Chinois. Elle s’exprime par des comportements communautaires, par l’attachement à une foi, à des pratiques qui furent longtemps interdites (pèlerinages, fêtes traditionnelles) à une culture (langue, usages familiaux). Assimilées à des habitudes féodales, alors qu’elles sont tout simplement l’âme d’un peuple, ces pratiques furent et sont toujours violemment combattues par la Chine. Cette répression a entraîné la mort de centaines de milliers de gens du peuple, provoqué des milliers d’arrestations accompagnées de tortures et suivies de condamnations aux travaux forcés, le sinistre Laogaï. Un "génocide lent" qui se traduit par la mort d’environ un sixième de la population tibétaine et l’exil de près de 200 000 Tibétains, dont beaucoup périront peu après leur arrivée en Inde.
Cette résistance peut se mesurer à certains phénomènes massifs, comme la poursuite des "vocations" monastiques. Dans les années 80, lors de la relative et brève détente de l’ère Hu Yao Bang, c’est par milliers qu’enfants et jeunes gens se précipitèrent dans les monastères en ruine pour y recevoir enseignements et ordinations. Ces mêmes jeunes ont mis beaucoup d’énergie à remonter les murs des édifices religieux détruits depuis le début de l’occupation chinoise. Cet enthousiasme s’est vite traduit par la volonté de reconnaissance de cette identité, par une aspiration à la liberté, voire à l’indépendance. C’est ainsi que furent organisées des manifestations pacifiques massives, principalement à Lhassa, en 1987, 1988, 1989. Un moment de surprise passé, les autorités chinoises ont répondu avec une extrême férocité, tirant dans la foule et instituant la loi martiale avec son cortège d’arrestations, de tortures, d’exécutions sommaires. De nombreux tibétains, avec un rare courage, ont continué à manifester par petits groupes, quatre ou cinq moines ou nonnes déployant un drapeau national et criant "Bö Rangzen" (Tibet Libre) devant le temple cathédrale de Lhassa, le Jokhang, avant de s’écrouler sous les matraques des policiers, en permanence sur place. Emportés dans des camions, passés à tabac, torturés à la matraque électrique, soumis à des sévices sexuels, en particulier dans le cas des jeunes nonnes, au supplice de "l’hélicoptère", (suspension par les bras), privés de soins, sous alimentés, ils ont été condamnés à de longues peines, souvent sans procès. L’exemple de Ngawang Sangdrol est devenu légendaire.
Arrêtée pour la première fois à treize ans, cette jeune nonne s’est obstinée à manifester.
Lourdement condamnée, elle voit sa peine doublée pour avoir enregistré des chants patriotiques au sein même de la prison, avec d’autres compagnes de détention. Son refus d’accueillir au garde à vous des officiels chinois en visite lui vaut un nouveau doublement de peine. Au total dix huit ans de prison, sans avoir commis un seul acte violent. Dernièrement, en Octobre 1998, on la retrouve en tête d’une manifestation pacifique, au sein même de la prison de Drapchi (prison n°1 de Lhassa). La police armée ouvre le feu, tuant plusieurs détenus. Il ne semble pas qu’elle ait été atteinte. Battue, elle est transférée on ne sait où, au secret.
Si cette résistance est souvent le fait des religieux, c’est qu’au Tibet d’aujourd’hui rejoindre un monastère c’est un peu monter au maquis. Un maquis de l’esprit, certes mais non dépourvu de risques puisque c’est par centaines que moines et moniales ont été arrêtés ou contraints de quitter leur habit pour avoir refusé de renier le Dalaï Lama lors des sessions de "rééducation patriotique" qui depuis deux ans touchent tous les monastères. Ce maquis est fondé sur un double apprentissage : celui de son identité mais aussi celui de la non haine, principe de base du bouddhisme. Un exercice difficile quand on connaît la cruauté et la perversité des occupants.
Combien de ces jeunes gens n’ont point été tenté, lors de leur cursus résistant de s’emparer d’une arme et de "tirer dans le tas" ou de s’en prendre à leur vie. Aucun ne l’a fait, bien que plus d’un m’ait personnellement rapporté que l’occasion leur en avait été offerte par la négligence ou la provocation de leurs gardiens. Significative aussi, cette anecdote déjà rapportée dans ces colonnes du vieux moine qui, libéré après des années de bagne, confie au Dalaï Lama sa crainte la plus terrible au cours de toute cette période de souffrance : ne pas pouvoir conserver sa compassion pour ses bourreaux.
A cette résistance qui s’explicite en manifestations, affiches, pamphlets et parfois même par des explosions ne s’en prenant pas aux vies humaines (sommes-nous déjà dans la violence ?) il faut ajouter une résistance passive s’exprimant dans la multitude des gestes quotidiens. Ainsi l’interdiction d’afficher la photo du Dalaï Lama dans les lieux publics fut-elle appliquée scrupuleusement. On enlevait la photo, mais pas le cadre. On vit de la sorte fleurir des cadres vides un peu partout, jusqu’à ce que la police intervienne. De même les noms officiels donnés aux rues et places de Lhassa par les chinois donnent-ils lieu à une toponymie parallèle : la grande place construite au pied du Potala est pour tous les Tibétains la "place du Kalachakra" puisque c’est là qu’y sera célébré ce grand rituel du bouddhisme, dès que Kundun (le Dalaï Lama) sera de retour.
Last but not least, on peut considérer comme un résultat positif, voire essentiel, la constitution de multiples réseaux spécifiquement consacrés à faire circuler une information clandestine, à l’intérieur et vers l’extérieur, repérant avec précision et rapidité les faits de répression et les violations aux droits de l’homme, irriguant entre autres les gouvernements démocratiques et organisations de soutien. Ce travail s’effectue dans des conditions de difficulté et de risque considérables. Plusieurs prisonniers purgent actuellement de longues peines pour avoir transmis à l’étranger des listes de détenus, considérées comme des "secrets d’Etat". C’est en grande partie grâce à l’action de ces réseaux, et au grand dam des Chinois, que le Tibet demeure dans la préoccupation constante de l’opinion mondiale "bien que" le terrorisme sanglant ou les massacres organisés ne fassent pas partie des méthodes de la résistance. Cette Résistance s’emploie, à l’inverse et avec le même courage, à informer les Tibétains de l’intérieur des actions de solidarité à travers le monde, du maintien de la culture tibétaine et de l’extraordinaire rayonnement du Dalaï Lama. Si de nombreux Tibétains sont amenés pour de simples raisons de survie à travailler dans des organismes d’Etat chinois ou dans l’administration coloniale chinoise, il ne faut pas voir en chacun d’entre eux des collaborateurs. Beaucoup s’efforcent d’améliorer la situation de leurs compatriotes et demeurent profondément tibétains, humainement et moralement, comme en témoignent, à contrario les purges périodiques décrétées par le parti et l’administration chinoise.
Le tableau de la résistance tibétaine, de ses principes et de son action serait incomplet s’il ne se concluait sur deux remarques essentielles.
Le facteur temps semble être un pari des Chinois qui tablent sur une division extrême, voire un effacement total de la résistance dès lors qu’aura disparu le présent Dalaï Lama, et ce à une échéance aussi imprévisible qu’inéluctable. Ce calcul peut se révéler faux et extrêmement dangereux pour la Chine et pour la région ; la radicalisation de l’opinion tibétaine conduisant à une lutte armée, non dépourvue d’atouts malgré la considérable disproportion des forces.
On ne sait pas non plus quel écho cette lutte pourrait recueillir dans un monde plus sensible au spectacle de la violence ouverte qu’à la souffrance silencieuse.
On comprend mieux pourquoi les dirigeants chinois et singulièrement le Premier Ministre Zhu Rongji s’inquiètent d’un "syndrome du Kosovo" et se lancent dans de vibrants éloges de la résolution des conflits par la négociation. Prêcher d’exemple au Tibet serait assurément plus efficace.
Enfin le refus de la résistance tibétaine de s’engager dans la voie de la violence pose à chacun de nous, individuellement et collectivement de véritables défis. Ne savons-nous plus réagir et nous engager que face à une situation ou la violence ouverte se donne en spectacle ? Le choix de la conscience, ce qu’il implique en vigilance, en perspicacité, en persévérance, a-t-il encore une chance de se substituer à celui de la violence, solution finale des conflits, mais qui ne fait, en réalité qu’assurer leur pérennité ? Acceptons-nous enfin de nous considérer comme co-responsables des drames qui déchirent des sociétés parfois lointaines, et co responsables aussi de leur résolution pacifique ?
La pratique d’une authentique non violence nous dicte, à l’évidence, la réponse à ces questions.

Jean Paul Ribes
Président. du Comité de Soutien au Peuple Tibétain

Le Comité de Soutien au Peuple Tibétain a été fondé par deux journalistes en 1987. Il vient en aide aux Tibétains en informant et en agissant auprès des responsables politiques, des médias et de l’opinion. Il s’inspire des méthodes d’action non violentes du Dalaï Lama. Il possède des groupes dans les principales régions de France et participe à un réseau international d’associations du même type. Il a créé récemment une Caisse d’Aide aux Prisonniers Tibétains (CAPT) qui prend en charge, matériellement et moralement, la réhabilitation et l’éducation de plus d’une cinquantaine de personnes à ce jour. Il publie une Lettre mensuelle (La lettre du Tibet) et coopère au Minitel 3615 Tibet Info et au site Internet www.tibet-info.net.

CSPT, 174 Bd E. Decros 93260 Les Lilas - France

Source : Alternatives Non Violentes, n° 111, été 1999.

En mémoire...

En mémoire de toutes les victimes, quelle que soit leur origine, leur race ou leur foi.


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