"Marche de retour au Tibet" : pourquoi est-elle si importante ?

mardi 24 juin 2008 par Rédaction

Pourquoi la "Marche de retour au Tibet" est-elle si importante ?
(par Tenzing Sonam, le 22 juin 2008). [1]

La ‘Marche de retour au Tibet’ s’est terminée il y a trois jours [2] à l’orée de la ville frontalière de Darchula, éloignée de tout, enchâssée dans les collines de l’état d’Uttarakhand. C’est là que les cinquante derniers marcheurs se sont rendus pacifiquement - très émus et leur passion toujours vive - à plusieurs centaines de policiers qui leur bloquaient la route. [3]

Ayant filmé par intermittence toute la progression de la Marche, de son lancement à Dharamsala jusqu’à sa conclusion à Darchula, et ayant vécu 14 jours auprès des marcheurs dans leur campement encerclé par la police à Seraghat puis à Banspatan, j’estime que le sens de cette Marche va bien au delà de la question de savoir si elle a atteint ou pas son objectif officiel de pénétrer au Tibet.

A son humble niveau, la ‘Marche de retour au Tibet’ pourrait très bien indiquer un tournant dans la politique des Tibétains en exil. Elle pourrait faire date en effet comme la première véritable opération démocratique initiée et conduite par de simples Tibétains cherchant désespérément le moyen de contribuer à la cause tibétaine en dépit des critiques, et parfois même de la condamnation, émises par certains de leurs dirigeants.

Cinq ONGs tibétaines [4], qui ensemble mobilisent une part importante de la diaspora tibétaine, ont réussi à s’unir sous la même bannière - la campagne “Tibetan People’s Uprising Movement” (Mouvement de Soulèvement du Peuple Tibétain) – et à mener à bien ce plan d’action, alors qu’elles ne partagent pas exactement les mêmes orientations politiques. Sur ce seul point, c’est déjà une réussite. Trop souvent, parmi les exilés, nous avons vu le grand dessein d’agir pour la cause tibétaine être sacrifié au profit de mesquines querelles intestines ou de disputes entre personnes.

Il n’a pas été facile pour ces cinq organisations de collaborer ainsi, en raison notamment des divergences existant à l’intérieur de certaines d’entre elles, des voix s’élevant contre cet effort de coopération et s’évertuant à le rabaisser.

Mais la ‘Marche de retour au Tibet’ a démontré que lorsque chaque organisation met de côté ses différences et unit ses forces sur un projet commun d’intérêt supérieur, non seulement ces ONGs parviennent à coopérer réellement, mais en plus elles se trouvent alors en position de recueillir le soutien et l’implication d’une part beaucoup plus large de la communauté tibétaine.

Au cours du ‘siège’ de Banspatan, j’ai eu le privilège de pouvoir observer de près les marcheurs et de partager certaines de leurs épreuves et péripéties. Ce qui m’a impressionné en premier, c’est le fait qu’ils forment à eux tous un échantillon vraiment représentatif de la diversité de la société tibétaine : le plus jeune avait 17 ans, le plus âgé environ 70 ans ; on trouvait à la fois de nouveaux arrivants du Tibet, et d’autres ayant vécu toute leur vie en exil ; on pouvait voir des moines et des nonnes, à côté de laïcs ; et, plus intéressant, on voyait côte à côte d’ardents défenseurs de l’indépendance et des partisans de la “Voie médiane” [5]" pour une réelle autonomie (à l’intérieur de la Chine).

Il régnait un fort esprit de solidarité entre les marcheurs et cela s’exprimait parfois de manière surprenante. Ainsi, lorsque la police est intervenue pour la première fois en déployant toutes ses forces dans une tentative d’intimidation - après quoi elle se retira - les marcheurs exprimèrent spontanément leur soulagement par une kyrielle de chants et de danses. De jeunes moines, qui peu de temps avant s’étaient échappés de la région de Tawu [6] au Kham, se remémoraient les chansons et les danses de leur enfance. Et les autres moines ne tardèrent pas à se joindre à eux.

Une ronde (Toepa gorshay) se forma et tout d’un coup on vit les Amdowas et les Khampas [7] du groupe main dans la main avec leurs cousins tibétains de la région centrale [8], marquant la cadence avec entrain. La tension qui avait plané au dessus du campement se dissipa bien vite. On ne pouvait que s’interroger sur le comportement à venir des observateurs de la police et des villageois du coin dans cette atmosphère de carnaval, juste après l’intense épreuve de force.

Pour ma part, je trouvais que la scène avait un caractère profondément tibétain. En les regardant tous, je réalisais au fond de moi toutes ces choses que nous étions en train de perdre et qui distinguent notre peuple et notre nation.

Les journées étaient torrides à Banspatan et au cours de ces longs après-midi suffocants, on discutait ferme sous les tentes. J’ai filmé l’un de ces débats : un groupe de moines était engagé dans une discussion d’une passion et d’une férocité telles qu’un observateur non averti aurait pu croire qu’ils allaient en venir aux mains. Se bousculant et se repoussant les uns les autres comme dans un intense débat dialectique [9], ils comparaient en fait les avantages respectifs des stratégies de la voie médiane et de celle de l’indépendance, quant à l’orientation de la résistance des Tibétains.

Les partisans de chaque option tenaient bon en essayant de convaincre les autres de la justesse de leurs arguments, tandis que des curieux s’invitaient parfois au débat munis de leurs propres raisonnements. Ce n’était pas qu’un fait occasionnel : au cours des jours suivants, j’ai pu voir le même type de joute oratoire se multiplier sous les tentes, avec des approches diverses mais toujours avec le même enthousiasme et la même excitation. De tels débats passionnés et ouverts sur l’orientation à suivre pour notre mouvement politique sont encore rares dans notre communauté en exil. Mais c’est le signe que les choses sont peut-être en train d’évoluer, et cela me donne encore plus de courage.

Avant que la Marche ne commence à Dharamsala, j’ai interrogé plusieurs marcheurs. L’une de mes questions portait sur ce qu’ils décideraient de faire si le Dalaï Lama leur demandait d’arrêter la Marche. Parmi mes interlocuteurs, il y avait aussi bien des moines, des nonnes que des laïcs, ainsi que des jeunes et des vieux. Et pratiquement aucun activiste radical. A l’inverse, c’était plutôt de simples Tibétains, tous dévoués et loyaux disciples de leur leader spirituel.
Bref, chacun d’entre eux répondit sans hésiter qu’il poursuivrait la Marche quoi qu’il arrive. Ils avaient pris un engagement et ils étaient déterminés à le tenir. Ils estimaient prendre part à une action non-violente bénéfique pour la cause tibétaine dans son ensemble.
Leur détermination fut rapidement mise à l’épreuve lorsque le tout récent Comité de Solidarité [10], puis le Dalaï Lama lui-même, demandèrent aux organisateurs d’arrêter la Marche. Mais, malgré les pressions, la Marche continua. J’ai alors une nouvelle fois interviewé plusieurs marcheurs sur ce qu’ils pensaient de cette apparente opposition à la volonté du Dalaï Lama, et je fus frappé de la maturité politique de certaines de leurs réponses.

Le Dalaï Lama, dirent-ils, est tenu par son infinie compassion à s’intéresser à ce qui est bon pour l’ensemble de l’humanité. Voilà pourquoi il ne peut soutenir aucune action qui pourrait devenir conflictuelle, que ce soit vis-à-vis des autorités chinoises ou indiennes.
Par ailleurs, ils se devaient de faire quelque chose et, tant que leur motivation restait saine et leurs actions résolument non-violentes, ils avaient la certitude de ne pas être en contradiction avec les vœux de leur dirigeant spirituel.

La ‘Marche de retour au Tibet’ est l’une des rares fois où des Tibétains du peuple ont marché, littéralement, au rythme de leurs propres convictions. En cela, ce mouvement fait écho à l’esprit du soulèvement de mars 1959 à Lhassa quand des milliers de Tibétains, dans leur tentative de protéger le Dalai Lama, refusèrent de quitter le palais du Norbulingka malgré les appels de leur leader.

Cela répond aussi à l’objectif annoncé du "Tibetan People’s Uprising Movement" qui est de raviver l’esprit du soulèvement de Lhassa et de contribuer à mettre fin à l’occupation illégale du Tibet par la Chine, et ceci en suivant une démarche totalement non-violente.

Ce matin là, à Darchula, quand le dernier des marcheurs fut hissé dans un bus de la police et conduit en dehors de l’état d’Uttarakhand, j’ai ressenti de la tristesse et en même temps de l’optimisme. Ce à quoi je venais d’assister témoignait moins de la fin d’une opération spécifique que du début d’une ère caractérisée par un sens nouveau de la responsabilité individuelle et de l’activisme politique.

Nul ne sait comment et quand la situation des Tibétains trouvera une solution, mais ce que nous pouvons faire – nous, les exilés tibétains – c’est de renforcer nos structures démocratiques en exerçant réellement nos droits à la libre expression et à l’action. A longue échéance, l’existence d’un système démocratique fort dans la communauté en exil peut constituer l’une des seules sources d’espoir et d’encouragement pour les Tibétains vivant au Tibet.

Source : Tibetan People’s Uprising Movement, 22 juin 2008

[1] Tenzing Sonam est réalisateur de films et écrivain.
Basé à New Delhi, il co-dirige White Crane Films dont, pour les plus récents :
- Dreaming Lhassa, 2005, 90 mn, diffusé au Festival des films de femmes, 14-17 mars 2008, à Créteil.
- One Day with Rinpoche, 2007, 29 mn
- Some questions on the nature of your existence, 2007, 26 mn

[2] Ndr La Marche à cet endroit précis s’est terminée le 20 juin 2008.Voir également la Note 3 ci-dessous

[3] Le Tibetan People’s Uprising Movement signale qu’il ne s’agit pas, en fait, de la fin de la Marche. Un communiqué sera fait prochainement en ce sens.

[4] Les 5 ONGs tibétaines sont :
- Tibetan Youth Congress
- Tibetan Women’s Association
- Gu-Chu-Sum Movement of Tibet
- National Democratic Party of Tibet
- Students for a Free Tibet, India

[5] La Voie Médiane fut la base de réflexion annoncée par le Dalaï Lama en 1974 pour trouver une solution à la question tibétaine, en prônant une recherche de compromis avec le gouvernement chinois. Lorsque des contacts directs avec le gouvernement de Pékin furent établis en 1979, Deng Xiaoping déclara "qu’à l’exception de l’indépendance, tous les problèmes pourraient trouver une solution par la négociation". Cette Voie Médiane est rappelée par le Dalaï Lama dans ses discours prononcés le 10 mars de chaque année

[6] Selon cette liste d’équivalence des noms de lieux, Tawu serait dans le secteur de Xianshui, localisé sur cette carte à l’ouest de Chengdu, qui correspond à l’ancienne région du Kham

[7] Amdowas : habitants de la région de l’Amdo, Khampas : habitants de la région du Kham. Voir les cartes du Tibet. Historiquement, bien que tous Tibétains, les habitants de ces deux régions avaient des différences au niveau de leur culture.
Comme entre les ch’Tis et les Marseillais, par exemple ! :-))

[8] Région de l’U-Tsang, où se situe Lhassa.

[9] Les moines s’entraînent au débat dialectique en s’affrontant deux par deux, et en marquant leurs arguments de gestes prononcés, par exemple en frappant une main sur l’autre.

[10] Solidarity Committee : associe des membres du Parlement tibétain en exil et du Gouvernement (Kashag).


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