Retour au Tibet après 39 ans d’exil

Témoignage de Kunsang Chophel

dimanche 10 octobre 1999 par Webmestre

Retourner au Tibet après trente-neuf ans d’exil était une sorte de défi personnel, qui soulevait de nombreuses questions : que me restait-il de mes origines tibétaines, que verrais-je, que ressentirais-je en posant mes pieds sur la terre tibétaine ?

Mon parcours d’exilé débute par l’Inde, pays où j’ai grandi et commencé mes études, avant de les poursuivre plus tard en France. C’est en France également, que je me suis engagé activement pour la cause tibétaine, il y a vingt-trois ans déjà. Plein de doutes et d’anxiété, je suis donc rentré dans mon pays, en passant par le Kham, au Tibet oriental, après un arrêt à Chengdu.

C’est à la fois pour la Tibet Foundation, notre partenaire britannique, qui travaille pour la cause tibétaine depuis 1985 et de Getza Tibet Secours, association franco tibétaine que je préside, que je suis revenu au Tibet après tant d’années, pour évaluer notre programme Aide au Tibet, dont la plupart des projets concernent les régions rurales du Kham. Ces projets ont pour but d’aider au fonctionnement de plusieurs structures tibétaines, une école privée dans le comté de Kantze et un hôpital dans le comté de Serchul.
Nous soutenons également les nomades vivant dans des régions reculées et dont le mode de vie traditionnel est menacé par de terribles tempêtes de neige depuis 1996 : chaque changement climatique profond altère l’environnement des nomades et celui de leurs troupeaux, principale source de revenus et de nourriture.

Une semaine avant de partir, Tenzin Gyurmey - le représentant de la Tibet Foundation en Hollande et moi-même, avons eu une réunion pendant deux jours avec le Directeur et les membres de la Tibet Foundation, afin de discuter de la répartition des fonds recueillis pour chaque projet et de préparer l’évaluation des projets initiés l’année précédente (en particulier, le décompte et le remplacement des animaux perdus dans les régions nomades).

Avec toutes ces informations en tête, est venu le moment du grand départ, le 10 juillet 1999, par le vol Londres-Pékin-Chengdu. A Chengdu, nous avons été reçus par les officiels du comté de Serchul, qui dès le lendemain de notre arrivée, nous ont accompagnés pour l’achat de machines de production, destinées à l’Ecole de Médecine Tibétaine à Serchul. Après deux journées mouvementées à Chengdu, nous sommes partis vers le Tibet.

Il nous a fallu trois jours et demi de voyage avant d’arriver enfin à Dhartsédo, une ville frontière, dans le comté de Kantzé, entre la Chine et le Tibet. Cité commerçante avant 1950, de la soie et du thé de Chine y étaient principalement importés. A cette époque, la majeure partie de la population était tibétaine, mais dès le début des années 50, la ville devenait chinoise. Rien, ou si peu, signale actuellement une présence tibétaine. A mon grand regret, je n’y ai vu que quelques panneaux en tibétain, un temple, de prétendus restaurants tibétains, proposant des plats chinois et du thé au beurre salé. Allait-il en être de même tout au long de notre chemin sur le plateau tibétain ?

En continuant après Dhartsédo, l’atmosphère tibétaine est plus tangible, de profondes vallées, des monastères au loin, l’architecture typiquement tibétaine des bâtiments de ferme et plus de Tibétains portant la chuba traditionnelle. J’ai essayé de communiquer mais nos conversations se sont limitées à des échanges de politesse, mes notions de dialecte Khampas étant rudimentaires. Néanmoins, j’ai profondément ressenti, ici, l’âme tibétaine, qui perdure malgré bientôt cinquante ans de présence chinoise. Dans cette partie du pays, le Tibet se ressent profondément à travers l’architecture, l’habillement, la nourriture. Nos discussions avec les officiels du comté de Serchul ont été ouvertes et franches : nous avons, en exil et au Tibet, des modes de vie certes différents, mais nous partageons les mêmes traditions et nous souhaitons atteindre les mêmes objectifs pour répondre aux besoins de notre peuple.

L’école de Gyalten, terme de cette première étape de notre voyage a été un moment très émouvant : le Directeur, le personnel et les enfants qui nous attendaient depuis des heures, nous ont accueillis avec les khatas traditionnelles, en nous saluant d’une seule voix : "Tashi Delek" [1] En visitant les différentes classes de l’école et en discutant avec les enseignants, en écoutant les élèves, nous étions fiers d’apporter une aide à ces enfants tellement démunis.
Ces enfants semblent ne rien savoir du monde extérieur et cependant manifestent une telle faim de connaissance, une telle curiosité à tout ce qui peut leur apporter un meilleur avenir. Ces dernières années, nous avons pu obtenir la confiance des autorités locales, qui nous ont autorisé un accès quasi illimité aux régions de Kantzé et de Serchul, nous fournissant également toutes les informations nécessaires. La Tibet Foundation et Getza Tibet Secours sont depuis 1995, les deux seules organisations tibétaines (non-gouvernementales) qui ont la possibilité de travailler dans des régions situées en dehors de la "Région Autonome du Tibet" (RAT), ce qui n’aurait pas été possible il y a 10 ans.

Nous avons pu remettre cette année une somme conséquente à l’école de Gyalten, répondant ainsi à des besoins essentiels, comme l’installation électrique, particulièrement nécessaire pour le chauffage lors des longs mois d’hiver, quand nous savons que la température moyenne est de - 30° C !
Les travaux pour la construction d’une cuisine ont également commencé et nous pensons aux futurs dortoirs, qui permettront de loger les élèves, leur évitant le long trajet entre leur village et l’école.
Nous avons aussi été très heureux de leur annoncer la réussite de notre campagne de parrainage "Parrainer un enfant tibétain au Tibet". Mon compagnon de voyage, Tenzin Gyurmey, bon photographe, a longuement filmé la vie quotidienne des élèves, pendant que je m’occupais des interviews et prenais des notes sur leurs activités. Nos vidéos permettront de faire connaître en occident, la manière de vivre des jeunes nomades tibétains.

Nous avons ensuite visité l’école de médecine tibétaine à l’hôpital universitaire de Serchul. C’est un des principaux projets de notre programme Aide au Tibet. L’objectif est d’apporter à la population locale, environ soixante neuf mille personnes, des soins médicaux et des médicaments à des prix abordables. Il nous a semblé essentiel de mettre en place cette structure, suite aux terribles tempêtes de neige de 1996 [2], pendant lesquelles beaucoup de personnes ont perdu la vie, d’autres sont devenus handicapées et dans l’impossibilité de subvenir à leurs besoins élémentaires. L’endettement est courant, pour s’acheter des médicaments, remplacer les animaux ou s’alimenter tout simplement, mettant les familles en grande difficulté. Dès novembre 1997, Phuntsok Wangyal, Directeur de la Tibet Foundation et Kate Paterson, coordinatrice du projet Aide au Tibet, ont signé un document officiel avec les autorités à Pékin, étape nécessaire avant d’entreprendre nos actions au Tibet. Les objectifs du projet étant de développer une médecine de proximité, en utilisant les herbes disponibles localement et en aidant l’école de médecine à améliorer techniquement toutes les étapes de production de la pharmacopée tibétaine.
Pour réaliser ce projet d’envergure, le Gouvernement local de Serchul a mis à notre disposition environ seize mille mètres carrés, mais a également financé la construction du bâtiment principal de l’hôpital. Quarante-quatre étudiants (deux venants de chacun des vingt-deux villages de la région) sont inscrits pour un cursus de trois ans en médecine tibétaine. Après l’obtention de leur diplôme, ils reviennent dans leur village, pour soigner les habitants. Les médicaments sont fournis par l’hôpital au prix coûtant.
Les étudiants les plus doués auront la possibilité de poursuivre leur cursus pour deux années supplémentaires. Un hôpital de jour est également en activité : sept cent cinquante patients sont soignés mensuellement, ce qui améliore de façon considérable la vie quotidienne des Tibétains de la région.

Nous avons pu, cette année, acheter plusieurs machines, y compris un générateur électrique, grâce aux dons reçus. Ces machines permettront d’augmenter la production des plantes médicales et de générer un revenu autosuffisant provenant des ventes, afin de soutenir les besoins de l’école de médecine.

Pour notre dernière étape au Kham, nous sommes allés dans une vaste région nomade, à 4 300 mètres d’altitude. Avant 1978, plusieurs centaines de nomades s’occupaient de troupeaux, totalisant jusqu’à un million six cent mille bêtes, la plupart étant des yaks femelles. Depuis le début des années ’80 et plus particulièrement depuis 1996, plus de trois cent mille animaux meurent chaque année à cause des conditions climatiques extrêmes, (-50° en 1996). Dès que ces terribles nouvelles nous sont parvenues, la Tibet Foundation a lancé le programme Remplacement des Yaks, pour apporter un soutien immédiat aux nomades. Ce programme continue. La température ayant atteint -42° en 1998. La Tibet Foundation a ainsi financé l’achat d’environ quatre cents femelles yaks et notre mission cette année, nous a permis de constater l’amélioration de la situation. Nous avons pu également remettre de l’argent à des familles démunies, qui ont chaleureusement manifesté leur gratitude.

Après douze jours passés dans le Kham, j’ai reçu les autorisations tant attendues, me permettant de visiter Lhassa. Je suis rentré précipitamment à Chengdu, pour prendre le vol pour Lhassa, "la cité interdite", "Shangrila", "la mystérieuse cité des dieux", tellement mystifiée par les voyageurs. Pour les Chinois, Lhassa est la capitale "des Jagpa-serpo" - "les bandits jaunes", en référence aux moines, avant 1959. C’était donc ma première visite à Lhassa, depuis mon départ du Tibet il y a trente-neuf ans. Après deux heures d’un voyage cauchemardesque, entouré de touristes braillards, la voix du commandant de bord a annoncé : "Mesdames et Messieurs, nous allons bientôt atterrir sur l’aéroport de Lhassa. Nous vous souhaitons un bon séjour à Lhassa". J’ai jeté un coup d’oeil par le hublot, et j’ai vu la rivière Kyichu avec ses larges berges sableuses, me donnant l’impression d’arriver à l’aéroport de Dubaï ! Tous se bousculaient avant même que l’avion ne soit complètement arrêté et je suis sorti le dernier. Une fois dehors, mon émotion était grande, mes jambes me soutenaient à peine, j’ai aperçu l’aéroport, les montagnes au loin paraissant éternelles.

Il a fallu presque deux heures, pour atteindre la ville de Lhassa. Nous nous sommes arrêtés sur le chemin pour notre "petit-déjeuner", dans un pauvre village, où l’on m’a servi plusieurs tasses de thé au beurre salé et une assiette de momos, qui m’ont ramené à la réalité de Lhassa aujourd’hui. Une fois à l’hôtel, je n’ai pas pris le temps de me reposer, je me suis précipité au Temple du Jokhang, coeur de la ferveur religieuse tibétaine, ainsi qu’au Barkhor [3] et ses alentours, où la vie religieuse et culturelle tibétaine se reposent. Des centaines de simples Tibétains, surtout des nomades et des paysans, se pressent devant le Jokhang avec des moulins à prière, offrant des lampes à beurre, avec des khatas dans leurs mains, pour apercevoir Jowo Rinpoche [4]. Leurs gestuelles, leur ferveur, paraissaient si harmonieusement rythmer leur monde de prières et d’incantations.
J’étais littéralement happé par une telle vision, immuable. Ainsi, mes premiers jours à Lhassa se sont déroulés entre le Jokhang, le Barkhor et le Barkhor café, où la plupart des touristes venaient restaurer aussi bien leur estomac que leur énergie, en échangeant leurs expériences.

Après ma première visite de Lhassa, où je me suis senti solitaire malgré toutes mes allers et venues, la fin de mon séjour s’est un peu mieux déroulée. J’ai rencontré, enfin, Tashi Tsering, un vieux fils de paysan tibétain, qui avait connu l’exil dès 1960. Il était parti en Amérique pour quatre ans et était finalement revenu de son propre chef au Tibet, avec le profond désir d’aider à la modernisation le Tibet. Pendant la Révolution culturelle, il s’est retrouvé en prison, avant d’être libéré et de devenir enseignant à l’Université de Lhassa. A soixante-dix ans passés, son rêve d’aider le Tibet s’est réalisé. Il a conçu un dictionnaire trilingue : anglais, tibétain, chinois, et a ouvert plus de cinquante écoles dans sa région d’origine. Cette rencontre avec Tashi, qui m’a rempli d’espoir et d’encouragements, m’a confirmé que l’on pouvait agir pour le Tibet et améliorer la vie du peuple tibétain.

La Chine d’aujourd’hui se modernise à toute vitesse et même les régions nomades ne seront sans doute pas épargnées : une route à deux voies, allant de Chengdu à Chamdo, sera terminée en octobre 1999.
Les autorités chinoises rattrapent le temps. Quelles incidences pour la vie locale ? Quelles améliorations pouvons-nous en attendre pour l’économie de la région, les besoins pour l’éducation et la santé de ces régions ?
Difficile à prédire. Cela dépend uniquement de ceux qui détiennent véritablement le pouvoir à Pékin.

Notre but est d’oeuvrer sans relâche à l’amélioration des conditions de vie des Tibétains, en assurant la survie de leur identité culturelle, en leur donnant les moyens de recevoir une éducation scolaire décente, qui actuellement fait cruellement défaut au Tibet. Ce qui signifie aussi une éducation laïque, qui ne soit pas seulement dispensée dans les monastères, donnant ainsi une chance au plus grand nombre.

Le Tibet d’aujourd’hui a besoin d’infrastructures éducatives pour enseigner le Tibétain et garder la culture tibétaine vivante, pour préparer les jeunes générations à entrer dans ce nouveau millénaire, en leur donnant tous les outils possibles pour réussir, à défaut de choisir, leur avenir. Nous sommes certains que les autorités chinoises, assureront un développement égalitaire au Tibet, dans le respect des différences culturelles. Pour nous, cela passe avant tout par le droit à l’éducation.

Kunsang Chophel
10 octobre 1999

Getza Tibet Secours
46 rue Liancourt
75014 Paris
Tel : 01 43 35 55 82

[1] Tashi Delek : formule auspicieuse courante pour dire bonjour, au revoir, bonne chance, etc..

[2] De fortes chutes de neige ont provoqué un désastre dans le centre du Tibet, causant la mort de plus de 78 000 têtes de bétail. Les chutes de neige sont apparues avec 50 jours d’avance dans la préfecture de Nagqu, à environ 200 km au nord de Lhassa. Source

[3] Barkhor : rue qui fait le tour du Jokhang. C’est l’une des deux grandes voies de pèlerinage à Lhassa (l’autre étant le Lingkhor, qui fait le tour de la ville de Lhassa). Le Barkhor a vu nombre de ses maisons traditionnelles tibétaines détruites ces dernières années.

[4] Jowo Rinpoché : l’image la plus sacrée du Tibet. La statue représente le Bouddha, et demeure dans le temple du Jokhang.


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