Les Néwars, de Kathmandu à Lhassa

vendredi 25 février 2011 par Rédaction

Tibet isolé, Tibet secret, telles sont souvent les images véhiculées pendant plus d’un siècle dans le monde occidental, images encore exploitées aujourd’hui pour choquer ou faire sensation...

La barrière himalayenne était en réalité loin d’être infranchissable (les lettrés tibétains ne l’ont-ils pas franchie pendant des siècles pour aller aux sources de leur foi ?) et les Néwars, habitants de "la vallée du Népal", ont très tôt franchi la haute chaîne pour faire du commerce avec les habitants des régions tibétaines. Il faut dire aussi que les Néwars n’étaient pas les seuls à faire du commerce en Asie centrale. En effet, les musulmans de l’Inde et du Cachemire et avant eux des Arméniens se sont rendus au Tibet. Ainsi, un marchand arménien du nom de Hovhannes Joughayetsi se rendit à Lhassa en 1686 et c’est grâce à son journal de voyage [1] que nous avons des détails sur son séjour au Tibet, les marchandises qu’il emporta avec lui, entre autres des perles et de l’ambre... Au cours de son séjour, il eut même des disputes avec ses propres compatriotes, et aussi avec des Néwars et des lamas... Il repartit après un séjour de neuf ans, après avoir appris le tibétain et emportant du musc.

Mais revenons aux Néwars et évoquons brièvement l’historique des relations entre le Népal et le Tibet.

Le Népal et le Tibet

De nombreuses légendes, des récits mythiques, des chants, des anecdotes retransmises par la tradition orale évoquent pour les Néwars ces liens avec le Tibet et une partie du fond culturel des Néwars bouddhistes est intimement liée au Tibet, à sa religion et à son mode de vie. Des récits, bien que tardifs, mentionnent que le roi Songtsen Gampo [2] (600-649) épousa une princesse chinoise Wengchen et une fille du roi du Népal, Bhrikuti. Les deux princesses étaient ferventes bouddhistes et apportèrent avec elles une statue de Sakyamouni.
Dès le VIIe siècle, au temps de Songtsen Gampo et de ses successeurs, les pèlerins bouddhistes et les émissaires chinois découvrirent la route vers le Népal et l’Inde. "La vallée du Népal", que l’on appelle aujourd’hui vallée de Kathmandu dans le moyen-pays himalayen, était la voie de passage la plus directe entre l’Inde et l’Asie centrale et l’on comprend que cet itinéraire de quête spirituelle soit devenu aussi très rapidement un axe d’échanges.
Les échanges se sont amplifiés et diversifiés aux XVIe et XVIIe siècles. L’hégémonie de l’ordre Guélougpa Voir l’article "Les Voies différentes du Bouddhisme et les Quatre Ecoles bouddhiques au Tibet" à partir du XVe siècle y a sans doute contribué à cause de son organisation religieuse et administrative et aussi de ses besoins. Au même moment, les rois de la dynastie Malla, maîtres de "la vallée du Népal", firent un effort pour développer le commerce transhimalayen.
Au milieu du XVIe siècle, Mahendra Malla, roi de Kathmandu, noua des relations avec le Tibet. Bhima Malla, membre de la famille royale se rendit au Tibet et expédia de l’or et de l’argent au Népal. Le Népal assura par la suite la frappe de la monnaie pour le Tibet. Un double échange de produits et d’idées fut ainsi contrôlé par des hommes entreprenants, hommes de pouvoir et lettrés.

Le commerce s’est diversifié au XVIIIe siècle et institutionnalisé à la suite d’un conflit déclenché par les Népalais et du traité qui s’ensuivit entre le Népal et le Tibet en juin 1792.
Au début de la deuxième moitié du XIXe siècle, à la suite d’un autre conflit entre le Népal et le Tibet, un traité signé en 1856 [3] précisa les relations diplomatiques, économiques et les droits des commerçants népalais résidant au Tibet.

Les Néwars

Qui étaient les Néwars qui avaient organisé ces échanges entre le Népal et le Tibet ?
D’après la légende, Sinhasarthabahu, un marchand de Kathmandu, serait à l’origine du commerce avec le Tibet. Aujourd’hui, il est reconnu comme le Saint patron et l’on peut supposer que les marchands de cette ville ont été parmi les premiers à s’établir au Tibet. Mais d’après une autre tradition, ce sont les Néwars de la petite ville de Sankhu [4], située à l’est de la vallée qui ont, les premiers, ouvert la voie commerciale entre la plaine du Gange et le Tibet et créé un courant d’échanges. Les Néwars de Patan [5], orfèvres, fondeurs et doreurs ont certainement été très tôt sollicités pour réaliser les statues qui ornent les sanctuaires des temples et des monastères. Enfin, des teinturiers originaires de Balambu [6], un village situé à l’ouest de Kirtipur, réputés pour leur savoir faire, étaient chargés de teindre les pièces de tissu de laine, nampou, très demandés dans le Tibet central et le Népal.

Les Néwars étaient tous membres des castes bouddhistes, prêtres Shakya, Vajracharya, marchands et artisans Tuladhar, Kansakar, Tamrakar. Installés au Tibet, ils avaient le sentiment d’appartenir à une même communauté culturelle malgré la différence des habitudes alimentaires et du mode de vie des Tibétains. En effet, la société néware est composée de castes endogames, dont les critères de commensalité [7] sont très stricts au Népal. Aussi, les Néwars qui se rendaient au Tibet perdaient leur caste dès qu’ils quittaient la vallée. En franchissant la ligne de crête au col du Lagacho, au-dessus de Shanku, par un geste symbolique on réunissait les restes du repas pris séparément par les personnes des différentes castes et ces restes allaient constituer le premier repas pris en commun. Mais à leur retour au Népal, les Néwars reprenaient leur place dans la caste d’origine après une purification et un "rachat" de la caste confirmé par le paiement d’une taxe.

La société tibétaine perçue par les Néwars

Disons un mot de la société tibétaine telle qu’elle était perçue par les Néwars.
Elle était composée de plusieurs strates sociales, avec au sommet d’une hiérarchie assez floue où chacun connaissait sa place, les nobles, kudrag, possédant autorité, terres et cheptel, les religieux appartenant pour la plupart à l’ordre réformé Guélougpa dont le Dalaï Lama était le chef spirituel, résidant dans plusieurs monastères très importants, sans compter les centaines de religieux et religieuses, pèlerins séjournant plus ou moins longtemps à Lhassa, des artisans et commerçants et une strate inférieure de bouchers, dépeceurs de cadavres et forgerons.
S’ajoutaient à cette population citadine tibétaine des commerçants dont les ancêtres étaient originaires du Cachemire, appelés Khatché, des Huis, musulmans originaires de la Chine de l’ouest, et des Mongols (en tibétain : Sogpo) avec lesquels les Néwars entretenaient de bonnes relations.
L’autorité religieuse contrôlait la vie du pays ; elle était propriétaire de grands domaines agricoles et d’énormes troupeaux d’ovins, de caprins et de yaks. Elle était secondée par des responsables formant une strate sociale qui avait accès aux ressources, délégués par l’autorité du Dalaï Lama ou des abbés des grands monastères. Les marchands néwars avaient la confiance de ces autorités et souvent géraient une partie de leurs biens. Les Néwars se sont établis en premier lieu à Lhassa, la capitale religieuse et le centre urbain le plus important du Tibet, un lieu de décision, de pèlerinage et de consommation où les dieux ont été des consommateurs aussi importants que les hommes.
A Lhassa, on pouvait assister ainsi à un défilé ininterrompu de pèlerins, de pasteurs nomades Drogpa du Jangthang, d’habitants des provinces orientales du Kham et de l’Amdo, de pèlerins mongols, apportant leurs produits pour les échanger ou les vendre, ou encore des religieux venant compléter leur savoir auprès de maîtres dans les grands monastères.

La vie des Néwars à Lhassa

Les Néwars se sont installés autour du Barkhor, une rue circulaire entourant le temple-monastère du Jokhang, appelé aussi Tsuglhakhang, le site le plus sacré de Lhassa. C’est dans le Barkhor que se faisaient la plupart des transactions commerciales.
Les Néwars étaient concentrés dans la partie nord du Barkhor, de part et d’autre de la rue, leurs magasins occupant le rez-de-chaussée d’immeubles appartenant à des Tibétains. C’est dans cette portion de rue qu’avait été construit un grand chörten appelé "Kanikusio" par les Néwars, élevé à la mémoire de Sinhasarthabahu (il a été détruit lors de la Révolution Culturelle). Les Tibétains attribuent sa construction au Saint Thangtong Gyalpo.
Les immeubles avaient deux ou trois étages, avec toits en terrasse, chacun d’entre eux construit autour d’une cour, la façade principale donnant sur le Barkhor. Chaque immeuble portait un nom qui servait de repère et identifiait le commerçant.
Les marchandises étaient stockées au rez-de-chaussée ou au premier étage. Les pièces de séjour étaient aménagées et décorées à la façon tibétaine. Un autel domestique occupait un des murs de la pièce où l’on vivait ; une autre pièce, l’agam, était réservée à la divinité d’un groupe de marchands pala-aju.

Notons que la résidence du représentant du gouvernement du Népal au Tibet, le wakil, était située au sud du Barkhor (pour la période 1930-1975). Elle se composait d’une série de bâtiments disposés autour d’une cour et comprenant les bureaux du wakil, des logements pour la garde militaire népalaise, une école et un sanctuaire de la divinité Taleju (divinité hindoue) devant lequel était célébré une fois l’an le rituel du mohani, l’équivalent du rituel hindou du dassaï.

Structure de la société néware au Tibet

Les Néwars résidant au Tibet, membres d’une société structurée et très fermée au Népal, ont essayé de conserver leur identité en élaborant un cadre de vie similaire à celui du Népal. Il faut dire aussi que tous appartenaient à des castes bouddhistes, en particulier à un groupe de castes commerçantes.
Quelle pouvait être la vie de tous les jours d’hommes qui avaient une langue commune (différente du tibétain), des habitudes, des croyances et des superstitions, des souvenirs et des rêves communs, forcés de vivre dans un milieu si différent de celui dans lequel ils avaient été élevés et, de plus, il faut le souligner, sans femme. En effet, aucune femme néware ne s’est rendue au Tibet !
L’élément le plus remarquable pour donner une certaine cohésion à la vie sociale de ces émigrés a été la création du système du pala, sorte de fraternité ou groupe d’entraide que les Néwars assimilent à un guthi bien qu’ils n’emploient pas ce terme lorsqu’il s’agit du Tibet. Au Népal, le terme de pala désigne un groupe de membres du guthi qui ont des tâches précises pendant une période d’un an, "à tour de rôle". Ainsi, tout nouvel arrivant trouvait automatiquement à son arrivée à Lhassa un organisme d’accueil, une sorte de famille. Chaque pala avait à sa tête le plus ancien, celui qui avait séjourné le plus longtemps à Lhassa, assisté d’un secrétaire et d’un trésorier. D’après la tradition, le premier pala était constitué d’hommes originaires de Sankhu. Voici la définition qu’en donne un Néwar de Lhassa : "Bien que le pala semble très formel, et il l’est dans une certaine mesure, il est aussi un substitut de la société néware et pour les nouveaux arrivants, il constitue une véritable fraternité. Le pala est en outre protégé par une divinité, le pala-aju, l’ancêtre pala".
Et c’est ainsi que l’ensemble des pala(s), au nombre de sept en 1958, auxquels il faut ajouter le pala constitué par les prêtres, a été par ses règles, ses traditions, sa stratégie d’entraide, le gardien des traditions sociales et religieuses néwares.
Chaque pala avait un sanctuaire pour la divinité palu-aju représenté par un vase rituel, paré d’ornements en argent fabriqués par des orfèvres néwars. Le sanctuaire possédait des objets de culte, ornements de la divinité, instruments de musique et ustensiles pour les repas cérémoniels, tout comme les guthi au Népal.
Le trésorier tenait un livre de comptes pour les fêtes rituelles et les réunions. Les marchands aisés, appelés les Sahu, disposaient d’un capital pour établir un commerce et des capacités pour le faire fructifier ; ils étaient aussi souvent les descendants d’une lignée établie au Tibet depuis plusieurs générations.
Les Sahu recrutaient au Népal des aides appelés banja, originaires du même quartier, Tol, souvent clients de familles riches. Ces employés avaient la vie difficile, ils étaient chargés de s’occuper des échanges dans une aire dépassant largement les centres urbains du Tibet central et l’on se souvient encore des difficultés qu’ont eues certains banjas avec leurs patrons qui utilisaient tous les moyens pour les retenir à Lhassa en ne payant qu’une partie du salaire dû. On n’a jamais cité un banja qui soit devenu Sahu !
La communauté néware, si elle n’avait pas gardé au Tibet sa structure de castes en raison, entre autres, du nombre restreint de membres d’une même caste et du mode de vie tout à fait particulier, avait quand même une certaine stratification. Comme nous l’avons dit, il n’y a pas eu de mémoire de Néwar de femme néware ayant vécu au Tibet. Aller au Tibet était une aventure, les grandes difficultés de la route, la longueur du voyage, le climat et la présence de brigands dans les régions les plus isolées étaient confirmés par le dicton néwar : kala bila kana wanegu, "avant de partir pour le Tibet, il est conseillé de régler ses affaires, payer ses dettes car on ne sait jamais ce qui peut arriver...".
C’est la raison pour laquelle le fils unique d’un Lhassa Sahu commerçant ne se rendait pas au Tibet ; que deviendrait sa famille s’il disparaissait ?
Il faut dire qu’il est donc difficile d’imaginer une femme néware vivant dans ce pays et surtout à Lhassa où les activités des hommes étaient extrêmement contraignantes. La femme néware a toujours vécu dans un monde clos, un univers restreint à sa maison et aux temples et sanctuaires du quartier où l’amenaient ses dévotions quotidiennes.
Les Néwars, pendant leur séjour au Tibet, prenaient des concubines tibétaines et ce depuis des temps anciens, se laissant séduire par le charme de femmes dont le dynamisme, l’esprit d’entreprise, la robuste constitution physique et la liberté de comportement étaient totalement à l’opposé de la femme néware, introvertie et volontairement confinée dans son milieu.
Les enfants qui naissaient de ces unions étaient toujours élevés par leurs mères et la plupart du temps, "oubliés" lorsque le père repartait au Népal. C’est ainsi que se constitua un groupe particulier, les Khatsara, terme (utilisé aussi en tibétain) qui signifie métis, mais qui a une connotation péjorative, dont le statut était considéré comme inférieur aussi bien par les Tibétains que par les Néwars. En effet, le descendant d’un Néwar et d’une Tibétaine avait un statut assez ambigu : le descendant mâle était reconnu comme citoyen du Népal et de ce fait, il échappait à la juridiction tibétaine et à l’imposition, surtout en cas de conflit entre un Khatsara et un Tibétain.
Les Tibétains avaient envisagé de limiter le nombre de Khatsaras, donc de citoyens népalais, en fixant le nombre de générations à partir desquelles la personne n’était plus considérée comme népalaise, pour pouvoir l’imposer, alors que de son côté, le gouvernement népalais ne voulait pas perdre des sujets qui payaient un impôt annuel important.
Les Khatsaras tenaient des petits commerces, mais dépendaient le plus souvent des Sahus pour lesquels ils démarchaient, dont ils étaient les représentants dans les régions éloignées des centres urbains. Responsables des caravanes, ils assuraient aussi les échanges au cours de tournées périodiques. Ils constituaient un pala qui n’était pas représenté lors de réunions au layku...
Lors des cérémonies, Sahus et Khatsaras portaient des vêtements différents. Le Sahu était habillé à la népalaise, en daura-sarwal pantalon et chemise, et coiffé du karchip-topi, bonnet de forme cylindrique en soie noire, brodé et orné d’un bouton ; le Khatsara portait la robe tibétaine chuba et le chapeau à quatre rabats en brocart, tsering khingkab, coiffure de cérémonie des Tibétains.
Tous les Néwars, Lhassa Sahus ainsi que la plupart des Khatsaras ont quitté le Tibet en 1959-1960 et se sont établis à Kathmandu dans le quartier de Chetrapathi. Aujourd’hui encore, les Khatsaras ont leur propre groupe d’amitié et d’entraide à Kathmandu. Les Néwars vivant dans le quartier du Barkhor avaient conservé les habitudes ancestrales, se retrouvant après le travail, organisant des réunions dans la soirée pour chanter des hymnes, lire des ouvrages religieux ou écouter le récit de voyage d’un nouvel arrivant.
Le cadre de vie était bien sûr tout à fait différent de celui du Népal. Le climat bien plus rude qu’au Népal les obligeait à s’habiller en conséquence, à porter la chuba en hiver et à adopter les habitudes alimentaires locales. Ne disposant pas de riz, l’alimentation était à base de tsampa, farine d’orge grillée et moulue, de thé beurré et salé, de soupes, de pâtes et de viande de yak ou de mouton.
Les commerçants parlaient le newari entre eux et tous les comptes et la correspondance se faisaient dans cette langue et avec l’écriture néware. Au printemps et en été, pendant les moments de loisir, on se rendait dans les jardins lingka, aménagés le long du Khyi-chu [8]

Les échanges

Les Néwars ont joué dès le XVIe siècle un rôle important dans les échanges entre le nord de l’Inde et l’Asie centrale. Pour des raisons géographiques, la vallée de Kathmandu a été un point de passage obligé et par sa situation en moyenne montagne, une étape idéale dans une région densément peuplée. Il est difficile de préciser les produits qui ont été échangés mais ceux qui ont été cités les premiers étaient le musc, la poudre d’or, le sel, la laine et les queues de yak qui sont parvenus très tôt au Népal et de là en Inde.
Les échanges se sont développés au XVIIIe et XIXe siècle aussi bien avec l’Inde d’une part, qu’avec la Chine d’autre part. De l’Inde et du Népal venaient des coraux, des pierres précieuses, des tissus de soie dont le brocart, des tissus et des produits manufacturés, des objets de culte comme les clochettes et les statues en bronze ou encore le papier de fabrication locale népalaise. De la Chine, les Néwars importaient de l’argent en lingot, du jade, de la porcelaine, des soieries et du thé.
En plus de ce commerce qui s’est établi sur de très grandes distances, se sont développés localement des échanges de sel tibétain contre du grain des moyennes vallées himalayennes ou encore des toiles de laine tissées au Tibet. Les produits qui, sous un faible volume, avaient une grande valeur comme le musc, la poudre d’or, l’argent, les pierres précieuses circulaient sur des distances beaucoup plus grandes d’Asie centrale aux comptoirs de Calcutta et de là en Occident, et inversement, ce qui explique la présence des Néwars dans ces différents lieux d’échange.
Avec l’ouverture, à partir de 1904, de la voie qui, du Bengale et du Sikkim, touchait directement les grands centres de Gyantsé, Shigatsé et Lhassa, le commerce s’est développé à partir de Kalimpong et les Néwars s’y sont immédiatement établis pour participer à ce nouveau courant d’échange.
Après la seconde guerre mondiale, en 1945, un groupe de jeunes marchands néwars, influencés par les événements politiques et sociaux de l’Inde britannique, ont eu l’idée de créer une association pour défendre leurs intérêts commerciaux et définir de nouvelles conditions d’échange avec les Tibétains tout en sachant qu’une telle initiative déplairait à la fois au gouvernement du Népal et aux autorités tibétaines.
En 1946, ils fondèrent une chambre de commerce, The Chamber of Commerce, Lhassa, présidée par un marchand expérimenté Gyan Ratna Tuladhar.
La Chambre de Commerce a réuni jusqu’à cent membres, les cotisations servant à leur venir en aide en cas de difficultés, à donner des bourses à des enfants de Khatsaras pour qu’ils puissent être éduqués à Kalimpong (Sikkim), et à promouvoir la culture néware.
Mais c’est dans la vallée de Kathmandu que se traitaient les transactions financières importantes, c’était aussi le lieu de fabrication de certaines marchandises, et la résidence des experts pour le musc et les pierres précieuses.
Il faut se souvenir que Kathmandu est un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés par les Tibétains qui s’y rendaient nombreux en hiver, tout particulièrement l’année de l’Oiseau dans le calendrier tibétain. On peut dire que deux itinéraires parallèles mais étroitement liés se sont ainsi développés, l’un commercial, l’autre spirituel.
Combien y avait-il de Néwars au Tibet en 1950 ? Le chiffre de deux mille a été avancé. Outre les communautés à Shigatsé (à proximité du grand Centre monastique de Tashilhunpo...) et à Gyantsé (carrefour des pistes en direction de Kalimpong, du Bouthan et de l’Inde), des Néwars s’étaient établis à Tséthang (sur la piste donnant accès au Bouthan de l’est et à la vallée du Brahmapoutre), et dans les avant-postes sur les itinéraires d’accès au Tibet central, à Kyirong à l’ouest, à Kuti/Nyialam, et à Phari au nord de Kalimpong à l’est.

Qu’est-il advenu des Lhassa Sahus aujourd’hui ?

Après l’achèvement de l’invasion du Tibet par la Chine en 1959, la plupart des commerçants néwars se sont repliés sur le Népal où se trouvaient les membres de leurs familles, certains d’entre eux accompagnés de leurs femmes tibétaines et des enfants issus de ces unions. Au dire de ces Lhassa Sahus, l’insertion a été quelquefois difficile pour des raisons faciles à comprendre, un retour dans un milieu plus "traditionnel", des pratiques commerciales plus étriquées, des contraintes sociales rigoureuses.
Mais les Lhassa Sahus ont conservé à Kathmandu quelques aspects de leur façon de vivre tibétaine, et surtout une aisance dans les relations commerciales et humaines qui, à notre avis, sont des traits caractéristiques du mental tibétain.
Dès 1960, les palas se sont reconstitués à Kathmandu ; un réseau d’entraide a permis aux plus démunis d’établir de nouveaux commerces, les échanges se sont diversifiés, les Lhassa Sahus qui étaient déjà les bienfaiteurs des lieux sacrés les plus importants de la vallée se sont associés aux Tibétains dans leurs entreprises.
A Lhassa, les choses ont changé aussi. Petit à petit, et insidieusement pour raison de "modernisation", les maisons du Barkhor ont été démolies et remplacées par des édifices modernes.
A Kathmandu, les Lhassa Sahus, s’ils poursuivent leurs activités commerciales avec le Tibet, ont aussi conservé des relations privilégiées avec la communauté tibétaine résidant dans la vallée et sont de généreux donateurs des institutions religieuses du bouddhisme tibétain.
Ils n’oublient pas ceux avec lesquels ils ont partagé pendant des siècles une expérience unique, commerciale et humaine.

Corneille Jest,
Directeur Honoraire de Recherche CNRS

- Corneille Jest a étudié les modes de vie des populations de langue et de culture tibétaines et coordonné des recherches pluridisciplinaires dans la région Himalaya-Karakorum.
Article paru dans la revue Actualités Tibétaines n° 19-20 de 2001, pages 36-38 et 43-44

Source : Bureau du Tibet, février 2011, avec son aimable autorisation pour la publication sur ce site.

NB Les notes de bas de page et les liens, internes ou externes, ont été ajoutés par Tibet-info à des fins d’explication, d’illustration ou de compléments d’information et ne font pas partie du document d’origine.
Nous avons également standardisé certains noms (qui apparaissaient parfois en majuscules ou non, pluriel ou non, ... et écrits certains mots tels qu’ils apparaissent habituellement sur ce site (plusieurs orthographes existant souvent, comme par exemple Kathmandu, Kathmandou, Katmandou...)

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[1] "The Ledger of the Merchant Hovhannes Joughayetsi". Journal of the Asiatic Society (Calcutta), VIII/3 (1966), 153-186. Version française de cet article dans "Annales, économies, sociétés, civilisations, T. 22". Source

[2] L’article original écrit ce nom Srongtsan Gampo, plus proche de la translittération entre tibétain et français. Nous utilisons sur ce site la transcription Songtsen Gampo, plus proche de la prononciation française et couramment admise.

[3] 24 mars 1856 : traité entre le Népal et le Tibet signé à Kathmandu, le Tibet se reconnaît tributaire du Népal.
N.B. La Chine n’est pas intervenue. Les relations entre le Tibet et le Népal jusqu’à l’invasion chinoise resteront fondées sur le texte du traité de 1856.

[4] Localisation de Sankhu, proche de Kathmandu

[5] Localisation de Patan (Lalitpur)

[6] Localisation de Balambu.

[7] commensal : qui mange à la même table.

[8] Le Kyi-chu est le nom de la rivière qui longe Lhassa..
lingka : jardin, parc. Ex. le Norbulingka, ou "jardin du Joyau" était la résidence d’été du Dalaï Lama à Lhassa.


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