Les soucis du Dalaï Lama

dimanche 14 juin 1998 par Jean-Paul Ribes

Le mensuel « L’Actualité Religieuse » a publié un article consacré aux soucis du Dalaï Lama dans son numéro 167 de juin 1998.

Cheminer sur la voie du milieu n’est pas une chose aisée. L’homme qui s’y efforce avec tant de constance depuis près d’un demi-siècle, le XIVème Dalaï Lama, en sait quelque chose ! Alors que les écrans du monde et même de France retracent son histoire, qui, sous la caméra habile et émue de Martin Scorcese, devient l’histoire d’un enfant dieu découvrant sa profonde nature humaine - une autre métaphore de l’incarnation qui nous concerne tous - alors que par dizaines de milliers les étudiants des plus grandes universités américaines sont venus écouter sa parole et l’interroger sur notre temps, l’homme de Paix est à nouveau confronté à la violence. Bouddhiste et avant tout moine, il a fait voeu d’y renoncer personnellement ; chef politique, il doit écouter l’avis du moine mais aussi la voix de ceux qu’il a mission de guider vers la liberté, ses compatriotes opprimés et plus généralement tous les êtres qui sentent et qui souffrent. Il est présent, de notre temps, et surtout pas comme le croient encore certains, tourné vers on ne sait quelle nostalgie archaïque. Aujourd’hui ses principaux soucis s’appellent intégrisme rétrograde et activisme désespéré. Sans compter la poursuite de la campagne de haine que la Chine orchestre sans grand succès, mais avec cruauté, au Tibet occupé. Enfin, les bruits d’explosion nucléaire et les déclarations martiales opposent à nouveau les deux pays les plus peuplés du monde, l’Inde et la Chine, dont le Tibet fut dans l’histoire le coupe-feu efficace avant de risquer d’en devenir le champ de bataille. L’intégrisme, c’est celui de quelques religieux fortement relayés par leurs disciples occidentaux, attachés au culte d’une déité - un peu comme il y eut chez nous le culte des saints guérisseurs ou protecteurs - que le Dalaï Lama tente depuis plusieurs années de décourager. Chargé de symbolisme anguinaire, ce culte est aussi porteur d’un sectarisme ravivant de vieilles querelles historiques - les Guélougpas contre les autres écoles du bouddhisme tibétain, les gens de Lhassa contre ceux des autres régions du pays. Ces querelles, le Dalaï Lama veut non seulement les apaiser, mais encore les faire disparaître du coeur de ses compatriotes. La stupidité agressive des nouveaux disciples occidentaux fait apparaître à cet égard la sagesse de l’attitude anti-prosélyte du maître tibétain ! Signe qui ne trompe pas, la Chine, toujours à l’affut de ce qui peut diviser les Tibétains, fait restaurer à grand frais au Tibet les sanctuaires de cette déité controversée dont les partisans avaient déjà à leur passif le mantra de trois proches du Dalaï Lama.
Sans commune mesure car elle n’est nullement dirigée contre lui, bien au contraire, la récente radicalisation de l’action des exilés tibétains pose aussi quelques problèmes au moine bouddhiste. S’il partage les objectifs légitimes de ceux qui avaient entamé le 10 mars dernier une grève de la faim illimitée à Delhi, s’il comprend les gestes infiniment courageux de Thupten Ngodup, cet ancien moine quinquagénaire qui s’est immolé par le feu le 26 avril dernier en criant "vive le Dalaï Lama", le maître bouddhiste ne peut accepter que l’on porte atteinte à une vie, fut-ce la sienne plutôt que celle de son oppresseur. Il l’a dit avec une modération infinie, saluant le sacrifice de ces "courageux Tibétains" et avouant publiquement sa perplexité. Sa politique d’ouverture se heurte en effet au mutisme hostile et persistant de Pékin.
Serait-ce la seule chose qui s’obstinerait à ne pas changer en Chine ? Ceux qui croient à l’évolution de ce grand pays et l’affirment avec un peu trop de complaisance pour que ce soit tout à fait honnête - et le gouvernement français n’est pas le dernier à le faire - seraient bien avisés de ne pas laisser la question tibétaine lors de leurs conversations avec les dirigeants chinois. Car le risque existe : faute d’encourager le chemin de la conscience et de la modération qui est aussi celui de la survie d’un peuple, de sa spiritualité bénéfique, de sa culture, pourrons-nous nous laver les mains si demain, géopolitique aidant, la violence et la mort enflamment le Toit du Monde ?

Jean-Paul Ribes

Source : Actualités Religieuses, Juin 1998


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